Éditorial MOULKHMER
Moulkhmer n° 124, février 1991
Proverbe : Apporter des fagots pour éteindre un incendie.
À qui profite cette guerre civile ?
Comme on pouvait s'y attendre, le conflit du Golfe à complètement occulté le problème cambodgien dont les média ne parlent plus du tout actuellement. Il en sera ainsi, c'est évident, jusqu'à ce que la guerre en cours au Moyen-Orient ait pris fin. Et même alors il faudra sans doute attendre encore un certain temps avant que l'O.N.U aura à régler d'abord les problèmes de "l'après-Golfe", ce qui pourrait nécessiter des mois de négociations. Il est donc probable qu'un laps de temps assez long s'écroulera avant que l'on reparle du problème cambodgien. Ceux qui avaient cru, bien naïvement, que ce problème serait règlé en février ou en mars, avant le Nouvel An Khmer du mois d'avril, en seront ainsi pour leurs illusions.
Il n'y avait pourtant pas beaucoup d'illusions à entretenir après l'échec de la réunion de Paris des 21 et 22 décembre dernier. En effet il était apparu clairement que le "plan de paix" de l'O.N.U n'avait aucune chance d'être accepté par Phnom-Penh sous sa forme actuelle, car il faisait la part trop belle pour les Khmers Rouges. Il était apparu aussi que les 4 factions cambodgiennes n'avaient toujours aucun désir sincère de s'entendre, et que le "Conseil National Suprême" (C.N.S) allait rester un organe fantomatique, sans existence réelle et sans avenir. Chacun était donc rentré chez soi, si l'on peut dire, sans qu'aucune date précise n’ait été fixée pour une nouvelle réunion de ce "Conseil". Par ailleurs le contexte international - à 3 semaines de l'expiration de la mise en demeure de l'O.N.U à l'Irak - indiquait bien que l'examen du problème cambodgien ne pourrait pas être repris avant plusieurs mois.
Pour le Cambodge les choses restent donc au point mort, sur le plan politique, tandis que sur le terrain la guerre civile se poursuit. Elle dure depuis près d'un an et demi déjà (depuis le retrait du gros des forces d'occupation vietnamienne à la fin de septembre 1989), et jamais elle n'aura paru plus stupide non plus vaine qu'actuellement. En effet, alors que l'Asie du Sud-Est en paix poursuit son développement économique avec de spectaculaires progrès dans l'ensemble, le Cambodge se singularise en offrant le triste spectacle de cette guerre civile qui empêche sa construction et achève de le ruiner. Aussi ne peut-on manquer de s'interroger sur les responsabilités des uns ou des autres dans la poursuite de cette confrontation absurde, dont le peuple cambodgien est la principale victime.
À des degrés divers, chacune des 4 factions à sa part de responsabilités dans cette situation, de même d'ailleurs que certains des "sponsors" étrangers de ces fonctions. Il apparaît toutefois que le principal obstacle au rétablissement de la paix au Cambodge est constitué, encore et toujours, par la volonté persistante des Khmers Rouges de revenir au pouvoir et par tous les moyens dont ils disposent pour atteindre cet objectif. Sans les Khmers Rouges, en effet, des arrangements entre les 3 autres factions auraient pu être trouvés sans doute depuis longtemps déjà. En outre le Vietnam communiste aurait perdu la principale justification de ses ingérences dans les affaires cambodgiennes, les Khmers Rouges ayant fourni à ce pays l'alibi qui lui était nécessaire pour justifier son intervention militaire au Cambodge depuis 1979.
Malheureusement les Khmers Rouges sont toujours là. Et, grâce à la Chine et grâce à la caution que leur apportent toujours leurs partenaires "nationalistes", ils sont devenus une partie prenante incontournable dans tout règlement négocie du problème cambodgien. Ils sont membres à part entière du "C.N.S", ils ont participé à toutes les réunions inter-cambodgiennes dans diverses capitales, ils ont participé aussi à la première conférence internationale sur le Cambodge (août 1989) et ils participeront à la deuxième (si elle a lieu un jour). Bref, il paraît impossible de les à écarter maintenant d'un processus de paix quel qu'il soit. Beau résultat, dont leurs maîtres à Pékin ont tout lieu de se réjouir ! Mais lourde responsabilité pour tous ceux qui, ici ou là, d'une manière ou d’une autre, ont favorisé un tel résultat !
Sur le terrain, d'autre part, la position des Khmers Rouges tend, malheureusement, à se consolider. Certes, ils ne paraissent pas en mesure de s'emparer de quelques villes importantes et de les tenir durablement. Mais ce n'est pas d'ailleurs pas leur objectif au stade actuel de la guerre civile en cours. Ce qu'ils veulent, c'est pourrir l'intérieur du pays progressivement. Et pour cela ce n'est pas le temps qui les presse, car ils ont les moyens d'attendre. À cet égard l'occupation de leurs forces de la région de Païlin, de plus d'un an déjà, leur a été bénéfique. L'exploitation des gisements de pierres précieuses de cette région par des prospecteurs venus de la Thaïlande voisine leur procure de substantiels revenus. Selon une étude publiée par la "Far Estern Economic Review" de Hong Kong, dans son numéro du 7 Février, ces rentrées de devises s'élèveraient déjà à plus 100 millions de dollars et vont encore augmenter dans les prochains mois. Ce qui fait dire à la revue américaine "Newsweek" (numéro du 18 Février) que les rubis de Païlin constituent pour Pol Pot "une arme secrète", qui pourrait lui permettre de revenir au pouvoir d'ici deux ans. Et la vente de bois de teck à des sociétés thaïlandaises procure également aux Khmers Rouges des ressources appréciables. Bref, ils ont pu se constituer ainsi un trésor de guerre pour la reconquête du pouvoir. "Ils n'ont plus besoin maintenant de l'aide chinois", a déclaré à ce sujet un diplomate occidental cité par la revue de Hong Kong déjà mentionnée.
Il est donc aisé de prendre la mesure du danger que représentent toujours les khmers Rouges, et d'évaluer la difficulté d'aboutir à une paix véritable au Cambodge tant qu'ils n'auront pas été neutralisés. Or personne ne sait actuellement comment ils pourraient l'être, et le risque existe donc encore de voir le Vietnam intervenir de nouveau si l'actuel gouvernement de Phnom-Penh n'était plus capable de contenir leur pression. Hanoi, en effet, ne paraît pas disposé à tolérer un retour en force des Khmers Rouges. Par là même ceux-ci, comme dans le passé récent, continuent de faire le jeu de l'expansionnisme nord-vietnamien. Pour retirer tout prétexte à cet expansionnisme, et préserver le Cambodge d'un deuxième génocide, il apparaît donc indispensable que les Khmers Rouges soient effectivement neutralisés militairement et politiquement.
Mais comment y parvenir si le "plan de paix" de l'O.N.U continue de les associer à tout règlement du problème cambodgien ? La réponse est, en bonne logique, que ce "plan de paix" - sous sa forme actuelle - n'est pas celui qui conviendrait, et qu'il devra donc être revu et modifie de façon à réduire au maximum le rôle concède aux Khmers Rouges. Par ailleurs il est évident que ceux-ci se trouveraient marginalisés, politiquement tout au moins, si le Prince Sihanouk et son "brillant second", M. Son Sann, se décidaient enfin à se désolidariser des auteurs du génocide et à quitter la coalition contre-nature qu'ils ont formé avec eux en 1982.
Malheureusement il y a fort à parier que les deux leaders "nationalistes" et non-communistes" (comme ils se nomment eux-mêmes) ne se sépareront pas des Khmers Rouges. D'une part, en effet, ils sont pris tous deux dans l'engrenage fatal de leurs compromissions avec ces mêmes Khmers Rouges et avec Pékin. D'autre part, ils craignent trop, ainsi que leurs petits clans respectifs, de perdre les abondants subsides qui leur sont fournis par la Chine depuis des années. L’attrait de "la bonne soupe" (chinoise) paraît jouer ainsi un rôle important pour leur maintien dans la coalition pro-pékin. Car que viendraient-ils si la paix revenait au Cambodge et si des élections ne leur apportaient qu'un faible pourcentage des voix, comme on peut déjà le prévoir puisque leurs forces ne contrôlent qu'une portion insignifiante du territoire national.
La guerre civile risque donc de poursuivre encore pendant des mois, sans qu'il y ait une solution satisfaisante - c'est-à-dire une solution permettant d'écarter définitivement la menace majeure représentée par les Khmers Rouges. Du moins sait-on à qui profite cette funeste guerre: à Pol Pot et ses acolytes qui attendent leur heure, aux intérêts particuliers de leurs deux associes "nationalistes", a la Chine qui veut rétablir sa prépondérance au Cambodge par Khmers Rouges interposés, et enfin au Vietnam qui conserve un prétexte pour intervenir et dont les dirigeants actuels doivent secrètement se réjouir de voir le Cambodge continue de s'affaiblir.
Face à cette déplorable situation il y a peu à espérer pour le moment. Les choses changeront peut-être quand la guerre du Golfe aura pris fin et lorsque l'O.N.U se souciera de nouveau du problème cambodgien. D'ici là on ne peut que dénoncer le caractère suicidaire de la guerre civile en cours, et souhaiter l'émergence d'une nouvelle force politique qui pourrait enfin offrir une alternative par rapport aux quatre factions belligérantes, dont on sait qu'elles luttent uniquement pour contrôler du pouvoir à Phnom-Penh.
MOULKHMER