Éditorial MOULKHMER
Moulkhmer n° 131, Mai 1992
Abus de confiance
Lorsque l’on promet aux gens monts et merveilles, voire même de leur décrocher la lune, et que l’on n’a rien d’autre à leur offrir que du vent, comment qualifier cela ? Et lorsque l’on promet à un peuple, opprimé politiquement et victime de vingt années de guerres qu’il n’avait ni voulues, ni provoquées, qu’on lui apportera la paix et la démocratie – sans avoir les moyens de les lui assurer – comment appelle-t-on cela ? Dans les deux cas cela s’appelle tout simplement un abus de confiance. Or c’est ce qui se produit aujourd’hui dans le cas du peuple cambodgien.
En effet, plus de six mois après la signature de l’accord de Paris sur le Cambodge, le seul constat qui puisse être établi est un constat de carence, et donc d’abus de confiance. Car les mirifiques promesses continues dans cet accord – établissement d’une paix véritable, promotion et respect des droits de l’Homme, contrôle du pouvoir en place jusqu’à la tenue d’élections libres, désarmement des forces des factions, rapatriement des Cambodgiens « déplacés », reconstruction du pays avec l’aide internationale, avènement d’un régime démocratique, etc…-ne sont toujours pas tenues ni près de l’être. Au contraire, puisque le bilan de l’action de l’O.N.U. au Cambodge – entre la fin Octobre 1991 et le début de ce mois de Mai 1992 – est dérisoire, pour ne pas dire quasiment nul, qu’il s’agisse de l’APRONUC ou de la MEPRENUC tout aussi inefficaces l’une que l’autre.
Résumons ce bilan succinctement (c’est bien le cas de le dire, puisque presque rien de positif n’a été réalisé pendant ces 6 mois). Le «C.N.S.» que préside le Prince Sihanouk n’est qu’une sorte de guignol, qui ne sert qu’à amuser la galerie. Il ne détient et n’exerce aucune autorité, celle-ci restant aux mains d’un pouvoir installé en 1979 par une armée d’occupation étrangère. En outre les membres de ce Conseil – tous, sans exception – ne peuvent se prévaloir d’aucune légitimité puisqu’ils n’ont jamais été mandatés démocratiquement par le peuple khmer. Quant à l’O.N.U., représentée maintenant à Phnom-Penh par l4APRONUC depuis le mois de Mars, son autorité n’existe que sur le papier. Elle passe d’ailleurs le plus clair de son temps à s’occuper de ses problèmes d’intendance, à la recherche de villas et de bureaux que des spéculateurs opportunistes lui loueront à des prix astronomiques.
Elle n’a donc encore désarmé personne, ni pu faire cesser définitivement les combats qui opposent Khmers Rouges et forces de Hun Sen dans le centre et le nord du pays début le début de l’année. Elle s’avère incapable d’assurer la sécurité des personnes, et incapable aussi d’activer les opérations de déminage qui sont pourtant d’une importance primordiale (aux dernières nouvelles, 400 mines seulement sur un total approximatif de 4 millions avaient été enlevées). Enfin elle parait également incapable d’effectuer en temps voulu le rapatriement des 370.000 Cambodgiens « déplacés ». Quant à la situation économique, dont l’APRONUC ne semble guère se préoccuper jusqu’à présent, elle reste catastrophique, la reconstruction du pays et de ses infrastructures en ruines n’ayant toujours pas démarré. Et mieux vaut ne rien dire au sujet des droits de l’homme et des futures élections « démocratiques » - élections dont la diaspora cambodgienne est, d’ores et déjà arbitrairement exclues.
Le bilan de six mois et demi d’action onusienne au Cambodge est donc assez minable, mais on ne saurait s’en étonner. L’accord de Paris avait tout prévu en effet, du moins quant aux détails de procédure, sauf l’essentiel, à savoir les moyens de réaliser les objectifs qu’il se fixait. Autrement dit, tout prévu sauf le financement des multiples tâches devant être, en théorie, assumées et accomplies par l’O.N.U. Cet accord se contentait pour cela de faire appel « à la générosité de la communauté internationale », c’est-à-dire de présumés pays donateurs qui, pour la plupart, ne sont nullement pressés de fournir leurs contributions respectives. A supposer qu’ils aient réellement eu l’intention. Et c’est là, justement, que l’on constate un flagrant abus de confiance. Car il y a bien abus de confiance quand on a tant promis à un peuple – la paix, la liberté, la démocratie, la reconstruction – tout en sachant parfaitement qu’on ne parviendra sans doute jamais à réunir les fonds nécessaires pour financer « la plus vaste des entreprises confiées à l’O.N.U. depuis qu’elle existe – (pour reprendre, à peu près, les termes rabâchés par les médias à ce sujet).
Mais l’abus de confiance ne se limite pas à cela, car il y a pire encore. Et ce pire concerne l’avenir radieux promis au peuple cambodgien par l’accord du 23 Octobre 1991 : après la paix rétablie, l’O.N.U. allait conduite son pays vers la liberté et la démocratie avec le respect des droits de l’Homme assuré. Or comment espérer cela avec les Khmers Rouges, signataire de l’accord, partie prenant à part entière, très officiellement réinstallés à Phnom-Penh au sein du « C.N.S. », traités en « Excellences » par Sihanouk, ses compares du dit Conseil et représentants de pays du monde libre, et enfin absous de tous leurs crimes par un accord conclu essentiellement pour complaire à leurs protecteurs chinois – les massacreurs de Tien-An-Men ?...L’abus de confiance atteint ici des dimensions bien plus inadmissibles que pour le manque de moyens financiers de l’O.N.U.
Pour faire passer cette pilule qu’amère, on nous répète à satiété que le seul moyen pour établir la paix au Cambodge était de ramener à Phnom-Penh les Khmers Rouges (électeurs et éligibles lors des futures élections) plutôt que de les marginaliser en les laissant à l’écart dans les quelques zones qu’ils contrôlent. Qu’on nous épargne au moins cet argument absurde ! Car n’importe qui peut comprendre, avec un peu de bon sens, que le seul résultat obtenu est d’avoir réhabilité les Khmers Rouges en les ramenant à Phnom-Penh tout en laissant leurs forces (troupes, armes et munitions) intactes dans les forêts, où les « casques bleus » de l’APRONUC ne pourront jamais les neutraliser. Un beau résultat en vérité !...
En fait, tout a été vicié dès le départ, dans le « processus de paix », par la funeste volonté de ceux qui ont voulu inclure à tout prix les Khmers Rouges dans ce processus, ou qui ont consenti à cela. Au nom d’une prétendue « réconciliation nationale », on a imposé à tout un peuple atrocement meurtri par un monstrueux génocide le retour de ses tortionnaires – comme si une « réconciliation » était concevable entre les survivants de ce génocide et leurs bourreaux ! Un chef d’État occidental avait d’ailleurs déclaré le 11 Janvier 1990, « il n’y a pas de compromis possible avec les Khmers Rouges ». Et pourtant ce compromis a eu lieu, il a même été officialisé par un accord qui a reçu la caution de l’O.N.U. (pour ne parler que d’elle). Les effets pervers de cet accord risquent de donner naissance à une nouvelle tragédie quand l’APRONUC – après avoir bâclé sa mission, faute de moyens suffisants – aura quitté le Cambodge l’an prochain. C’est alors que l’on pourra mesurer dans toute son ampleur la gravité de l’abus de confiance commis au préjudice du peuple cambodgien.
Certes, l’O.N.U. pourrait encore réparer ce préjudice avant qu’il ne soit trop tard. Il lui suffirait d’exiger une révision de l’accord en question, non seulement pour en exclure les auteurs du génocide, mais pour les faire juger, présents ou absents, par un nouveau tribunal de Nuremberg comme cela aurait dû être fait depuis longtemps déjà. Et si les dirigeants de Pékin, auteurs du hideux massacre de Tien-An-Men de juin 1989, prétendaient s’y opposer en faisant jouer leur véto au Conseil de Sécurité, la juste solution serait alors de les citer à comparaitre, eux aussi, devant le même tribunal pour même motif de crimes contre l’humanité.
Mais, on le sait bien, l’O.N.U. n’en fera rein, dans un cas ni dans l’autre. Son absence de courage est trop notoire, son inefficacité trop démontrée (Liban, Cambodge, Haïti, Yougoslavie, etc…) pour attendre d’elle autre chose que des vœux pieux ou des « résolutions » rarement suivies d’effet. Il convient donc de ne rien espérer de bénéfique de son action au Cambodge, laquelle se soldera – sauf miracle imprévisible – par un inévitable fiasco. Du moins pourrait-on alors lui accorder quelques circonstances atténuantes, si elle avait l’honnêteté de prévenir le peuple cambodgien du sort qui l’attend après le retrait de l’APRONUC dans le courant de l’année 1993. Un nouvel abus de confiance au préjudice de ce peuple pourrait ainsi être évité.
De la carence onusienne et du caractère foncièrement de l’accord du 23 Octobre 1991, on peut déduire, en tout cas, que le « nouvel ordre international » dont il est tant question aujourd’hui n’est qu’une imposture. Car comment qualifier autrement cet ordre nouveau qui, dans un pays aussi martyrisé que l’a été le Cambodge, consiste à transformer des assassins en « interlocuteur valables » et à leur laisser le champ libre pour un retour au pouvoir ? Et que dire enfin de la complaisance que l’O.N.U. et le « monde libre » manifestent à l’égard de la Chine, dernière grande forteresse de l’oppression communiste et protectrice attitrée des sinistres Khmers Rouges ?...
MOULKHMER