Cambodge : La saignée et la curée (1953-1984)
Par Bernard Hamel
(Extrait du livre « Indochine – alerte à l’histoire, publié en 1985 par l’association Nationale des anciens d’Indochine))
Les quatre-vingt-dix années de « survie » et de « renaissance » du Cambodge, sous le protectorat français, telle qu’elles viennent d’être présentées par Pierre L. Lamant soulignent le caractère dérisoire du seul aspect folklorique à travers lequel une « certaine désinvolture » prétend définir cette période.
Mais si cette histoire, close depuis plus de trente ans, peut-être enfin dégagée de sa caricature, il n’en est pas de même pour les dramatiques événements qui, depuis lors, ont recouvert d’une large tache de sang de son peuple toute l’étendue de ce pays.
San doute ces événements se sont-ils précipités et sont-ils chargés de tant de bouleversements qu’il serait présomptueux de chercher à en rétablir la succession avec rigueur et objectivité. Mais en distinguant bien leurs « trois périodes » (avant 1970 – 1970-1975 – l’après –avril 1975) qui se dégagent d’elles-mêmes, l’Histoire doit déjà être placé, comme le titre précisément le premier chapitre de cet ouvrage, en état d’alerte. Des contre-vérités, des vérités partielles, des insinuations et, ce qui est plus redoutable encore, des simplifications arbitraires, tendent à s’établir dans les esprits. Il convient donc de s’appliquer d’abord à les redresser.
D’où le ton de réplique, de prévention ou de dénonciation donné parfois à cet exposé.
Le Cambodge de 1953 à 1970
À la différence des deux Vietnam (Nord et Sud) le Cambodge a obtenu de la France sont indépendance pleine et entière avant les Accords de Genève de 1954 : effectivement au début de novembre 1953. Et ceci par des moyens essentiellement pacifiques, sans guerre comme au Vietnam, ni affrontements sanglants (à l’exception de quelques accrochages mineurs avec quelques éléments du mouvement Khmer-Issarak). Certes, les Cambodgiens voulaient l’indépendance, il y avait eu une certaine agitation nationaliste à partir de 1945 (sous l’influence de Son Ngoc Thanh principalement), mais le Cambodge resta assez paisible pendant toute la première guerre d’Indochine.
L’artisan principal de l’indépendance fut, on le sait, le roi Norodom Sihanouk « Varman » (né le 31 octobre 1922) qui avait été porté au trône par les autorités françaises du protectorat en 1941, après la mort de son grand-père le roi Monivong. Agissant surtout sur le terrain diplomatique, Sihanouk put mener à bien ce qu’il avait lui-même appelé en 1953 la « croisade royale pour l’indépendance ». Cette « croisade », couronné de succès, lui valut naturellement une grande popularité auprès de son peuple.
Roi d’un Cambodge indépendant, affranchi de toute tutelle française, Sihanouk sera bientôt tenté par l’exercice d’un pouvoir personnel sans entraves parlementaires. Il avait dû, en effet, en 1947 promulguer une Constitution d’allure démocratique et laisser se former des partis politiques dont il n’appréciait guère l’existence (surtout celle du plus important, le Parti démocrate de tendance républicaine). En mars 1955, à la surprise générale, il décida donc d’abdiquer au profit de son père (Norodom Suramarit, roi de 1955 à 1960), en invoquant comme motif son désir « de se rapprocher de son peuple ». En fait Sihanouk – qui portera désormais le titre de prince et plus tard celui de chef de l’État – voulait en finir avec les partis politiques et avoir la haute main sur tout dans le royaume. Quelques mois après son abdication il créa donc un mouvement assez bizarre, le « Sangkum Reastr Niyum » (ou « Communauté socialiste populaire »), dont il devint le président et qui absorba rapidement les autres formations politiques (à l’exception du « Pracheachon », communiste, qui devint clandestin et donna naissance par la suite au mouvement des Khmers rouges).
Dès lors le prince Sihanouk put tout diriger à sa guise, il fut omnipotent pendant quinze années du régime « Sangkum » (1955-1970). La mort du roi Suramarit, le 3 avril 1960, ne changera rien à cette situation. Le trône resta vacant, mais la reine Kossomak (veuve du défunt roi et mère de Sihanouk, son unique enfant) en devint la « gardienne » - sans détenir la moindre parcelle d’autorité. Celle-ci était tout entière concentrée entre les mains de son fils, dont la politique intérieure allait se révéler, au fil des ans, de plus en plus autoritaire et autocratique. Nous n’insisterions pas, toutefois, sur cette politique qui n’a pas un rapport direct avec notre sujet.
Il convient par contre d’examiner d’assez près la politique extérieure du leader cambodgien, souvent décrire comme désespérément neutraliste et faisant de la corde raide entre les deux blocs. Peut-on tenir pour exacte cette affirmation ?
Oui, sans doute, pour ce qui concerne les premières années qui suivirent l’indépendance. Le Cambodge fut alors « neutraliste » (Sihanouk avait participé à la conférence de Bandung en 1955) et même réellement neutre. Mais pendant peu d’années seulement. En effet, comme l’a fort justement noté M. le Professeur Jean Delvert dans un récent ouvrage (« Le Cambodge », 1983, p. 106), « cette neutralité s’infléchit dès 1956 ». Car c’est cette année-là que le prince amorça un « flirt » politique avec la Chine maoïste, destiné à se poursuivre jusqu’à sa chute (en 1970). Mais c’est surtout à partir du début des années 1960 que la neutralité khmère va s’infléchir de plus en plus, en faveur des pays et des mouvements communistes asiatiques : Chine, Corée du Nord, Nord-Vietnam, « F.N.L. » (Vietcong) et Pathet-Lao. Les causes de cet infléchissement sont diverses, et leur étude pourrait appeler de longs développements. Elles furent à la fois d’ordre psychologique (susceptibilité de Sihanouk froissée par les critiques de la presse anglo-américaine à son égard) et politique (le prince d’étant facilement laissé convaincre que les communistes triompheraient au Vietnam). Toujours est-il que vers 1962-1963 le leader cambodgien avait pratiquement cessé de faire « de la corde raide entre les deux blocs » pour s’aligner sur l’un de ceux-ci. Par là même la neutralité khmère était devenue dès cette époque une pure fiction. Rappelons succinctement les principales étapes de ce processus.
En 1962 ont lieu les premiers incidents de frontière avec les Sud-Vietnamiens (des forces nord-vietnamiennes et vietcong s’étant déjà infiltrées en territoire khmer). En 1963 Sihanouk rompt les relations diplomatiques avec Saïgon (27 août), laisse s’installer une représentation nord-vietnamienne à Phnom-Penh, puis, à la fin de la même année, rejette l’aide économique et militaire des États-Unis. En mai 1965, rupture des relations diplomatiques avec Washington (à la suite d’incidents de frontière dans lesquels se trouvèrent impliquées les forces américaines opérant au Sud-Vietnam). Le 1er septembre 1966, « discours de Phnom-Penh » du général de Gaulle qui conforte l’attitude anti-américaine de Sihanouk. En juin 1967 le prince, qui soutient de plus en plus ouvertement Hanoï et Vietcong, obtient du gouvernement nord-vietnamien et du président du « F.N.L. » des engagements écrits de « reconnaissance de l’intégrité territoriale du Cambodge dans ses frontières actuelles » (avec promesse de respecter cette intégrité) et, paraît prendre pour argent comptant ce qui n’était que chiffons de papier. Deux ans plus tard, de plus en plus engagé du côté communiste, Sihanouk s’empresse de reconnaître, en juin 1969, le « gouvernement révolutionnaire provisoire » (G.R.P.) formé par le Vietcong. Le 30 juin il reçoit solennellement à Phnom-Penh Huynh-Tan-Phat, président du G.R.P. Le 8 septembre il se précipite à Hanoï pour assister aux obsèques de Hô-Chi-Minh. Le 25 du même mois il fait signer par le gouvernement cambodgien un « accord de commerce » avec le G.R.P., destiné en fait à légaliser le ravitaillement des forces vietcong par le Cambodge. Enfin le 9 octobre 1969, il décide le renvoi de la Commission internationale de contrôle (C.I.C) institué par les accords de Genève de 1954. (Celle-ci ne pouvait plus rien contrôler dans les régions frontalières de l’est du Cambodge, infesté par les forces communistes vietnamiennes).
Le prince Sihanouk avait mis ainsi le doigt dans un redoutable engrenage, en abandonnant peu à peu sa neutralité au profit du bloc communiste asiatique. Il s’était d’ailleurs rendu compte lui-même, sur le tard, des dangers d’une telle politique et avait cherché, dans ses dernières années de pouvoir, à se réconcilier avec les États-Unis tout en dénonçant les empiètements des forces communistes vietnamiennes sur son territoire. Mais comme ce comportement ambigu a été diversement apprécié, il nous semble utile d’apporter à ce sujet quelques précisions.
Certes, le leader cambodgien ne pouvait pas s’opposer militairement, avec sa faible armée, au passage de la piste Hô Chi Minh à travers son pays. Du moins aurait-il pu dénoncer haut et fort cette violation flagrante de la neutralité khmère par le Nord-Vietnam. Au lieu de cela il s’en est rendu complice tolérant même l’ouverture au Cambodge d’une « piste Sihanouk » - ainsi qu’elle fut appelée à l’époque – pour mieux ravitailler les forces vietcong au Sud-Vietnam. Revenu tardivement de ses erreurs, il finira toutefois (à partir de septembre 1968) par dénoncer les intrusions de « Vietnamiens armés » en territoire khmer. Le 28 mars 1969, il ira même jusqu’à présenter, au cours d’une conférence de presse, une carte détaillée des « sanctuaires » établis par les Nord-Vietnamiens et Vietcong au Cambodge : « Ils sont installés chez nous par bataillons et régiments entiers », avait-il alors déclaré. Or il est permis de penser que si le prince avait dénoncé, trois ou quatre ans plutôt, le passage de la piste Hô Chi Minh et l’existence de ces « sanctuaires » en pays khmer, le cours des événements aurait pu s’en trouver modifié. Les États-Unis auraient eu là en tout cas un argument de poids pour mieux justifier, vis-à-vis de l’opinion américaine et internationale, leur engagement en Indochine.
Concernant le bombardement en secret de la piste Hô Chin Minh au Cambodge sur ordre du président Nixon, donc à partir de janvier 1969 (début du premier mandat de Nixon), on peut dire que cette initiative militaire ne déplaisait pas à Sihanouk. Car à cette époque, on l’a vu, le prince s’inquiétait enfin sérieusement de l’utilisation de son territoire par les communistes vietnamiens, tout en cherchant à renouer avec Washington. Il avait reçu ainsi, en janvier 1968, un envoyé personnel du président Johnson, M. Chester Bowles, qui passa quatre jours à Phnom-Penh. Certains indices (notamment l’évidente satisfaction du prince après ses entretiens avec l’émissaire américain) donnent à penser que Sihanouk avait pu donner alors un accord tacite pour le bombardement de la piste Hô Chi Minh au Cambodge, sous réserve qu’il n’ait lieu que dans des régions pratiquement inhabitées (celle du nord-est en particulier). Toujours est-il que le leader cambodgien poursuivit ensuite assidûment de discrets efforts pour renouer les relations diplomatiques entre Phnom-Penh et Washington. Celles-ci furent officiellement rétablies en juin 1969, après quatre années de rupture. Mais trop tard cependant pour pouvoir rééquilibrer la neutralité khmère, irrémédiablement compromis à cette époque par les imprudences de Sihanouk pris dans l’engrenage d’une longue collusion avec Hanoï et le Vietcong.
Cambodge de 1970 à 1975
On a pris l’habitude de présenter la révolution de mars 1970 à Phnom-Penh comme une « révolution de palais » ayant renversé Sihanouk et amené au pouvoir un général soutenu par les services américains, Lon Nol. Première inexactitude qu’il convient de relever, Lon Nol était déjà dans la place, comme président du conseil des ministres, à la tête d’un gouvernement que Sihanouk avait lui-même constitué le 13 août 1969. Il n’avait donc nul besoin d’être amené au pouvoir avec le soutien des « services américains », puisqu’il y avait été déjà par le prince. D’autre part il n’y a pas eu une « révolution de palais » à Phnom-Penh le 18 mars 1970, mais une destitution légale du prince Sihanouk de ses fonctions de chef de l’État par le parlement cambodgien (le vote sur cette destitution fut acquis par 92 voix contre 0, donc à l’unanimité).
Destitution, effectuée sans effusion de sang, qui était l’aboutissement d’une crise politique complexe qui avait éclaté à la fin de décembre 1969. Cette crise avait provoqué, le 6 janvier 1970, un brusque départ du prince pour la France (soi-disant pour raison de santé). Elle s’était doublée ensuite, au début de mars 1970, d’une autre crise, grave, dans les rapports entre le Cambodge et les communistes vietnamiens. Dans tous les cas il s’est agi alors d’une affaire intérieure, purement khmère, à laquelle les « services américains » paraissent avoir été totalement étrangers. Les États-Unis, d’ailleurs, n’avaient alors à Phnom-Penh qu’une très modeste représentation, dirigée par un chargé d’affaires (et non par un ambassadeur), et celle-ci s’appliquait à se montrer aussi discrète que possible. Les relations diplomatiques khméro-américaines n’ayant été rétablies que depuis neuf mois seulement, Washington évitait soigneusement tout ce qui aurait pu les compromettre.
On a ensuite prétendu que le général Lon Nol constitua une armée de 100 000 hommes, alors que l’armée khmère ne comptait guère plus de 30 000 hommes au début de l’année 1970. Le fait est exact, des milliers de jeunes Cambodgiens s’étant porté volontaires pour lutter contre l’agression des forces nord-vietnamiennes et vietcong déclenchée le 29 mars 1970, après de vaines négociations (le 16 mars) ayant eu pour objet d’obtenir leur retrait du Cambodge. Mais on accuse surtout cette armée de s’en être prise à la colonie de civil vietnamiens qui vivait depuis des générations au Cambodge et d’en avoir fait un « grand massacre ».
Sur ce point, il convient également de rétablir la vérité.
Ces regrettables événements eurent lieu en effet au mois d’avril 1970, à un moment où l’armée cambodgienne – formée en majorité de « soldats de vingt-quatre heures », suivant une juste expression du général Lon Nol – luttait courageusement pour s’opposer à l’agression de quelque 55 000 soldats nord-vietnamiens et vietcong. Phnom-Penh était menacé, le Cambodge dramatiquement isolé, et sa population anxieuse avait tendance à voir dans tout civil vietnamien un agent de l’ennemi. Il y eut ainsi, pendant trois semaines environ, des exactions contre la communauté vietnamienne, accompagnées d’exécutions sommaires. Mais parler d’un « grand massacre » est très exagéré, le nombre de victimes (selon des sources dignes de foi et présenter sur place) ayant été de l’ordre d’un millier environ pour une communauté qui comptait alors au moins 300 000 âmes. Certes, il n’est pas question d’excuser ici de déplorable excès, mais encore faut-il- les ramener à leurs justes proportions et indiquer pourquoi et comment ils purent se produire.
L’évocation de ce « grand massacre » de civils vietnamiens vivant au Cambodge et de quelques autres « bavures » regrettables ne nous paraît pas dépourvue d’arrière-pensées. Elle suggère trop visiblement, en effet, que les Cambodgiens seraient des êtres sanguinaires, des mangeurs de foie humain et donc des cannibales. Pour qui connaît réellement le peuple khmer, doux et pacifique sauf dans des cas extrêmes, cette suggestion tendancieuse n’est pas admissible.
Venons-en maintenant à la suite des événements, c’est-à-dire au déroulement de la guerre du Cambodge ! Et pour commencer, à l’intervention américaine, qui a suivi et non pas précédé l’agression des forces nord-vietnamiennes et vietcong contre ce pays. Rappelons seulement que ce sont les communistes vietnamiens, et non les Américains, qui ont violé les premiers - et pendant des années – la neutralité khmère. Quant à l’intervention des forces terrestres américaines, a elle été très limitée dans le temps et dans l’espace : du 30 avril au 30 juin 1970, sur une profondeur de 30 à 40 kilomètres seulement à l’intérieur du territoire cambodgien. Cette intervention, d’autre part, avait été indirectement sollicitée par le gouvernement cambodgien du général Lon Nol qui, le 14 avril, avait notamment déclaré dans un message radiodiffusé destiné au peuple khmer : « Le gouvernement de sauvetage a le devoir d’informer la nation que, en raison de la gravité de la situation actuelle, il s’est vu dans la nécessité d’accepter, dès maintenant même, toute aide extérieure inconditionnelle de toute provenance pour le salut national ». Ajoutons à ce sujet que si l’action militaire des américains avait duré plus de deux mois et s’était étendue plus en profondeur, il est vraisemblable que les communistes vietnamiens auraient subi une défaite de grande envergure et sans doute perdu la guerre.
Faute de ce concours américain, il est exact, assurément, que l’armée de la république Khmère (le Cambodge ayant cessé d’être une monarchie à la date du 9 octobre 1970) n’a pas pu venir à bout des « sanctuaires » nord-vietnamiens. Elle s’est néanmoins battue courageusement contre un adversaire militairement redoutable. Toutefois, après l’échec – à l’automne de 1971 – de l’offensive « Tchenla II » visant à reconquérir la province de Kompong Thom, cette armée s’est cantonnée dans la défensive. Ce n’était évidemment pas la méthode idéale pour vaincre l’adversaire. Malgré de nombreuse causes de faiblesse (corruption d’une partie du commandement, discipline médiocre, logistique précaire, etc.) l’armée de Lon Nol a cependant tenu pendant cinq ans. Pourtant l’aide américaine ne fut pas énorme, il n’y eut pas de conseillers militaires comme au Sud-Vietnam, et l’appui aérien de l’U.S. Air Force cessa définitivement le 15 août 1973 (dix-huit mois avant la fin de la guerre du Cambodge).
En ce qui concerne les maquis des Khmers rouges qui, soi-disant, se renforçaient chaque jour, des précisions s’imposent. Ces maquis ne représentait, au début de la guerre, s’une force dérisoire : 3 000 hommes environ, et la population leur était presque partout hostile en raison de la cruauté de leurs méthodes d’actions. Aussi, pendant presque trois ans, les forces gouvernementales cambodgiennes n’ont jamais eu en face d’elles que des soldats nord-vietnamiens et vietcong exclusivement (toutes les photos de cadavres ennemis prises sur terrain, et centralisées au ministère de l’Information à Phnom-Penh, le prouvaient amplement). Les khmers rouges n’ont commencé à jouer un rôle militaire qu’au début de l’année 1973, prenant alors la relève des forces communistes vietnamiennes restées au Cambodge malgré la signature des accords de Paris du 27 janvier 1973 (dont l’article 20, paragraphe B, stipulait pourtant que toutes les forces étrangères devaient se retirer de ce pays). Auparavant, dans la partie nord du pays contrôlée par ces forces étrangères, Pol Pot et ses acolytes avaient eu largement le temps de recruter des jeunes paysans assez incultes, de les endoctriner et de former avec eux leur propre armée.
Celle-ci, dont les effectifs atteignaient plus de 50 000 hommes à la fin de la guerre, essaya de s’emparer de Phnom-Penh et d’autres villes (Kompong Cham notamment) en 1973 et 1974, mais sans succès. Ce n’est qu’en 1975 qu’elle parvint à triompher. Non pas en raison d’une véritable supériorité militaire – bien que bénéficiaient de l’aide des chinois et de soutien logistique des nord-Vietnamiens – mais à cause de la démoralisation des forces gouvernementales, lassées de cinq années de guerre et qui n’avaient plus aucun appui à espérer du côté américain.
On explique aussi la capitalisation par le fait que les défenseurs de Phnom-Penh escomptaient un retour imminent du prince Sihanouk (qui leur aurait épargné une mainmise communiste). Le prince était alors toujours à Pékin, où il s’était établi après sa destitution et avait fait alliance avec les Khmers rouges (après avoir réprimé durement leurs menées subversives au Cambodge en avril 1975. Sans doute n’en fut-il lui-même par tellement surpris. N’avait-il pas déclaré un jour, dans une interview accordée pendant son exil à la journaliste italienne Oriana Fallacci, que les Khmers rouges le cracheraient « comme un noyau de cerise » lorsqu’ils n’auraient plus besoin de lui ?...
Le Cambodge après avril 1975
La tragédie sans précédent qui s’est abattue sur le Cambodge au lendemain de la victoire des Khmers rouges, le 17 avril 1975, est aujourd’hui bien connue grâce à de nombreux témoignages, livres et articles : la déportation des habitants de Phnom-Penh et de toutes les villes du Cambodge, le génocide (2 millions de morts étant le chiffre le plus généralement admis), les travaux forcés dans des conditions inhumaines pour tout un peuple, une régression effroyable, le périlleux exode de très nombreux Cambodgiens vers la Thaïlande… Mais on connaît généralement mal l’existence des mouvements de résistance qui se sont formés dès le mois de mai 1975, dans le nord-ouest du pays et aussi dans certaines régions de l’intérieur (notamment dans le massif de Kirirom).
Ces maquis, tragiquement démunis, ont lutté comme ils ont pu contre la tyrannie des Khmers rouges, pratiquement sans aucune aide extérieure. Par la force des choses leur raison a été très réduite, mais ils ont eu au moins le mérite d’exister pendant toute la durée du régime Pol Pot (avril 1975-janvier 1975). Leur existence a été connue dans une partie de la population opprimée, lui apportant, ici et là, un faible rayon d’espoir dans ses terribles épreuves. Mais événement ni même ébranler sérieusement le système impitoyable mis en place par les Khmers rouges. L’effondrement de ce système ne pouvait provenir que d’une intervention extérieure.
Or les Khmers rouges commirent l’erreur de se brouiller avec leurs anciens alliés nord-vietnamiens. À partir de 1977 les relations devinrent de plus en plus mauvaises entre Phnom-Penh et Hanoï. Les Chinois, dont l’influence s’était rétablie au Cambodge après une éclipse de 5 ans, on peut-être contribué, d’une manière ou d’une autre, à cette détérioration, marquée bientôt par des provocations répétées de la part des Khmers rouges. Il paraît établi en effet que les graves incidents de frontières qui se produisirent en 1977 et 1978 entre Khmers rouges et nord-vietnamiens doivent être attribués aux premiers qu’aux seconds.
Hanoï, qui n’avait nullement renoncé à ses visées expansionnistes sur le Cambodge, trouvera là le prétexte qui lui manquait pour envahir ce pays. Auparavant les dirigeants nord-vietnamiens avaient assuré leurs arrières en signant à Moscou, le 3 novembre 1978, un traité d’amitié et de coopération avec l’union soviétique – traité d’alliance en fait, qui leur donnait le feu vert pour l’invasion du Cambodge. Un mois plus tard, le 3 décembre, Radio-Hanoï annonçait la formation d’un « Front uni de salut national du Kampuchea » (en abrégé « F.U.N.S.K. »), présidé par un transfuge du régime de pol Pot, Heng Samrin. Ce « Front », fabriqué par le Nord-Vietnamiens, « tait destiné à leur servir de camouflage pour leur intervention imminence. Celle-ci fut déclenchée le 25 décembre 1978, en direction de Phnom-Penh, et prit rapidement l’allure d’une offensive-éclair. De toute évidence l’armée des Khmers rouges, bien qu’équipée par la Chine, ne pouvait pas faire le poids face aux forces de Hanoï.
Le 6 janvier 1979, presque au dernier moment, les chinois aidèrent le prince Sihanouk – que le régime Pol Pot avait placé en résidence surveillée avec sa famille depuis avril 1976 – à fuir le Cambodge pour gagner Pékin (où allait commencer pour lui un nouvel exil). Le 7 janvier, les forces nord-vietnamiennes accompagnées (pour sauver les apparences) de quelques éléments du « F.U.N.S.K. » pénétrèrent dans Phnom-Penh abandonnée par les Khmers rouges en fuite. Dans la tragique histoire du Cambodge contemporaine une nouvelle page venait d’être tournée avec cette deuxième chute de sa capitale. L’époque suivante, depuis le début de l’occupation nord-vietnamienne jusqu’à maintenant, n’aura guère été moins tragique pour le peuple khmer que la précédente. Et ce n’est pas la « leçon », militairement peu convaincante, donnée par la Chine aux Nord-Vietnamiens en février-mars 1979 qui pouvait changer la situation résultant du coup de force de Hanoï. Le 18 février avait d’ailleurs été signé à Phnom-Penh un « traité d’amitié » khméro-vietnamien, qui enchaîne le Cambodge au Vietnam pour une durée de 25 ans.
Sans doute l’arrivée des troupes du Vietnam communiste fut-elle considérée au début comme une sorte de « libération » par le peuple khmer. Car elle mettait fin au génocide perpétré par le régime de Pol Pot. Les massacres, les exécutions sommaires et les exactions en tout genre cessèrent alors, pour l’immense soulagement des rescapés. Mais le Cambodge se trouva bientôt affligé par une terrible famine en 1970-1980, séquelle inévitable de l’effrayante régression économique par les méthodes aberrantes des Khmers rouges. Cette famine put être partiellement surmontée, grâce à une importante aide alimentaire en provenance de l’étranger.
La vie reprit ensuite un cours plus ou moins « normalisé ». Mais les Cambodgiens ne tardèrent pas à s’apercevoir qu’ils n’avaient pas beaucoup gagné au change. Leur pays était occupé (et il l’est encore aujourd’hui) par quelque 180 000 soldats vietnamiens, nordistes pour une bonne part mais avec dans les rangs des sudistes – ceux-ci recrutés sous la contrainte et peu motivés pour cette occupation. Un régime communiste était de nouveau en place, prosoviétique cette fois au lieu d’être prochinois. Fait plus grave, les occupants ont entrepris ces dernières années de vietnamiser systématiquement le Cambodge en y envoyant en grand nombre des « colons » qui se sont installés sur les meilleures terres : dans le centre (région du Grand Lac) et le sud-est (province de Prey Veng, Svay Rieng et Takéo). Selon des déclarations faites en 1984 par le prince Sihanouk et par M. Son Sann (son ancien Premier ministre, aujourd’hui associé avec lui dans une coalition anti-Hanoï) le chiffre de ces « colons » se situerait entre 300 et 500 000. Beaucoup d’entre eux – grâce à la complaisance du régime de Heng Samrin, qui n’a rien à refuser aux envahisseurs – auraient déjà obtenu la nationalité cambodgienne. Ce qui pourrait avoir de très graves conséquences si un jour des « élections libres » avaient lieu au Cambodge. Ceux qui voteraient alors, en effet, seraient pour une bonne partie des Vietnamiens naturalisés, qui suivraient évidemment les consignes de vote données par Hanoï.
Sur le plan international, l’occupation du Cambodge, qui dure depuis plus de six ans déjà, a été condamnée par de très nombreux pays – à l’exception de ceux du bloc soviétique. À l’O.N.U., les Khmers rouges ont conservé le siège du « Kampuchea démocratique » (nom donné par eux à leur pays). Ils le détiennent conjointement avec le prince Sihanouk et de M. Son Sann, depuis qu’un gouvernement de coalition cambodgien (« G.C.K.D. ») a été créé en juin 1982 sous la pression de la Chine et de l’A.S.E.A.N. L’Assemblée générale des Nations-Unies vote chaque année, depuis l’automne de 1979, une résolution demandant le retrait des « troupes étrangères » du Cambodge. En octobre 1983 cette résolution fut votée par 105 pays, et par 110 le 30 octobre 1984.
Par ailleurs une conférence internationale consacrée au Cambodge s’est tenue à New-York en juillet 1981, sous l’égide de l’O.N.U., et elle s’est prononcée également pour le retrait des « troupes étrangères » et pour un règlement négocié du problème cambodgien. Malheureusement les prises de position de l’O.N.U. restent sans effet, car elles sont purement et simplement ignorées par le gouvernement de Hanoï qui n’en tient aucun compte.
Sue le terrain enfin, la résistance a paru se renforcer. Les maquis anti-Khmers rouges qui étaient basés le long de la frontière khméro-thaïlandais se sont regroupés pour former en octobre 1979, le « Front national de libération du peuple khmer » (F.N.L.P.K.), qui a choisi M. Son Sann comme président et qui compterait aujourd’hui 12 000 combattants. Paradoxalement, et contre son gré, ce front est devenu – on l’a vu – l’allié des Khmers rouges, qui disposeraient encore de 30 000 combattants, et du prince Sihanouk (dont le mouvement de résistance – « le F.U.N.C.I.N.P.E.C. » - aligne entre 3 000 et 5 000 hommes). Cette curieuse alliance, imposée par les asiatiques désireux de contrer l’influence soviétique et vietnamienne, est assez flexible. Quant à la force respective des trois partenaires, elle est très inégale. Les Khmers rouges, toujours redoutés et haïs par la population cambodgienne, sont activement soutenus et bien armés par les chinois et ménagés par la Thaïlande (qui s’appuie sur Pékin face à la menace nord-vietnamienne). Ils ont mené de nombreuses actions contre les forces d’occupation de Hanoï en 1984, parfois de loin à l’intérieur du territoire cambodgien. Le Front de M. Son Sann, pour sa part, a fait des progrès militairement, bien qu’ayant un armement inférieur à celui des Khmers rouges. En avril 1984, ses combattants, qui se signalent par leur courage, ont repoussé avec succès une offensive ennemie contre leur importante base de Ampil (proche de la frontière khméro-thaïlandaise), après de durs combats. Quant aux forces du prince Sihanouk, elles comptent peu sur le terrain et les Nord-Vietnamiens ne paraissent pas s’en préoccuper.
La saison sèche de 1984 avait don été plutôt favorable aux diverses forces de la coalition cambodgienne anti-Hanoï. Mais la situation existant depuis 1979 ne s’en trouve pas sensiblement modifiée pour autant et les perspectives d’avenir restent sombres pour le peuple khmer. D’autant plus que la résistance a été très malmenée par les forces de Hanoï à la fin de 1984 et au début de 1985 (chute de Ampil le 8 janvier). Avec une population qui est probablement inférieur à 5 millions d’habitants aujourd’hui, un déficit en riz évalué à 300 000 tonnes pour l’année dernière, la menace d’une nouvelle famine et une vietnamisation qui s’accentue inexorablement, le Cambodge risque de disparaître en tant que nation à plus ou moins brève échéance. La plus grave menace qui pèse sur son peuple est de se trouver un jour réduit à l’état de minorité ethnique dans son propre pays, si l’afflux des « colons » envoyés par Hanoï devait se poursuivre pendant quelques années encore.
Le salut pour le Cambodge ne pourrait don venir que du retrait total et définitif des forces communistes vietnamiennes, sous réserve qu’il ne soit pas suivi d’un retour au pouvoir des Khmers rouges. Un salut très hypothétique actuellement. Les nationalistes cambodgiens, surtout ceux du F.N.L.P.K. nettement plus nombreux que les partisans du prince Sihanouk, attendent donc des pays favorables à leur cause un soutien plus actif que celui qui consiste à voter une fois par an à l’O.N.U. en leur faveur. Mais ils n’entretiennent pas d’illusions excessives à ce sujet. Ils savent du reste que le pays est devenu le champ clos de la rivalité sino-soviétique dans la péninsule indochinoise, par Khmers rouges et Nord-Vietnamiens interposés, et que cette rivalité n’est pas près de prendre fin.