Cet essai est publié à Saigon dans le bulletin de la société des Etudes Indochinoises au 1er semestre 1946.
La minorité cambodgienne de Cochinchine (suite)
En 1856, nouvelle révolte, suivie de deux autres en 1859 et 1861. Il fallut notre arrivée pour que les Khmers de Cochinchine durement traité par les mandarins et les colons annamites, puissent retrouver le sentiment de la liberté et une protection qui empêcha leur éviction totale du territoire du bas-Mékong. Elle leur permit en outre de conserver une part encore importante de leur patrimoine, déjà fortement entamé par des procédés qui ne s’embarrassaient guère de la précaution du droit.
Les nouveaux venus s’installaient, en effet, sur les territoires du Sud selon leur convenance, et fondaient leurs villages, aux endroits qui répondaient le mieux à leur commodité ou à leurs habitudes. « Les lots de terre étant choisis, écrit un chroniqueur annamite, il suffisait d’en exprimer le désir au mandarin, pour en devenir propriétaire. On ne mesurait pas le terrain, quand on le concédait. On ne prenait pas davantage note de ce qui était de bonne ou de mauvaise nature ». Ce texte définit une méthode d’appropriation, reposant sur simples occupations de fait, dont le principe s’est survécu dans toutes les infiltrations vers le Transbassac.
Mais, le choix des arrivants allait surtout aux régions basses, situées le long des voies d’eau naturelles, et il suffit de jeter les yeux sur une carte au 25 000e, pour constater de nos jours, dans les provinces de Trâ-vinh ou de Sôc-trang, les manifestations de cette préférence. Toutes les agglomérations annamites épousent les sinuosités des racb, c’est-à-dire des cours d’eau, tandis que les villages cambodgiens se répartissent sur les croupes de sable, que l’on appelle des giong, et qui sont probablement, d’anciens cordons littoraux.
Alors que le village annamite concentre ses maisons, parmi des palmiers d’eau, des cocotiers et maigres aréquiers, le Cambodgien indépendant et fier, préfère l’habitat dispersé, dans un paysage de jardins. Le premier construit sa demeure de plain-pied, sauf dans les régions qu’envahissent les débordements des fleuves. Le second accorde sa préférence à l’habitation sur pilotis. Ses maisons s’isolent, parmi des arbres au feuillage touffu, sur des terres plus salubres, où le sol est plus sec, la fièvre bénigne et l’eau plus saine.
Un regard accoutumé aux traits du paysage Cochinchine, reconnaît de loin, ces agglomérations villageoises, à des lignes continues de verdure, limitant l’horizon, que dominent de place en place, des bouquets d’arbres. C’est parfois, mais rarement, le borassus ou palmier à sucre, l’arbre typique des savanes cambodgiennes, parfois le pring, survivant des forêts clairières, surtout le koki, que les Annamites appellent Dau, dont les troncs énormes et droits, se prêtent au creusement des longues pirogues de course, que possède tout village cambodgien.
Les bosquets de koki signalent de loin, les pagodes et survivent comme des témoins, lorsque celles-ci ont cédé la place à quelque temple annamite. Dès l’entrée, l’on est saisi par l’ampleur du terrain, au milieu duquel s’élève le sanctuaire, parmi des avenues et des bassins, avec çà et là, des salles de réunion ou des cellules sur pilotis, pour la méditation des bonzes. Ce sentiment de l’espace, des perspectives et de la verdure, associés à l’habitation humaine, marque ces enceintes sucrées, d’un trait qui distingue des temples annamites et chinois, où les constructions sont presque toujours entassées. L’on se plait alors, à reconnaître, dans cette architecture aérée, le même sens de la distribution des volumes et des lignes dans l’espace, qui dès le premier contact avec Angkor Vat, éveille la notion de l’harmonie et de la grandeur que possédaient au plus haut point, les artistes anciens.
Ces pagodes de Cochinchine ne se distinguent guère de celles du Cambodge. Elles se ramènent invariablement, à une vaste construction élevée sur un terre-plein, entourée d’une galerie et coiffée de plusieurs toitures emboîtantes, dont les ressauts présentent parfois une grande complexité, et admettent, d’un temple à l’autre, de nombreuses variantes. Sous la corne élégante qui prolonge les angles du faite, des pigeons en bois sculpté, doré ou peint, se rapportent rarement à la légende du Bouddha, mais plutôt à des sujets tirés de l’iconographie brahmanique. Parfois des motifs d’inspiration chinoise ornent les toitures et ce trait, s’il témoigne des bonnes relations des Khmers avec les Célestes, indique aussi, que nous ne sommes plus au cœur du Cambodge, mais dans une aire de contacts, où des contaminations artistiques sont plus volontiers tolérées.
Malheureusement, l’usage du ciment armé a introduit souvent le mauvais goût, dans ces constructions, dont certaines, étaient charmantes. De belles boiseries ont cédé la place à d’affreux moulages, et je ne saurais trop insister ici, sur la nécessité d’une rééducation du sens esthétique, que les Khmers eurent au plus haut degré et qui s’est avili. Pour une nation soucieuse, comme la nôtre, de réveiller et de cultiver les plus belles qualités des peuples de l’Indochine, il n’est pas, je crois, de plus noble tâche. Un effort considérable fut accompli, à Phnom-Penh, par les Corporations Cambodgiennes de George GROSLIER. Une véritable renaissance se manifesta dans l’industrie de tissage et l’orfèvrerie. Or il y eut autrefois, en Cochinchine, dans la région de Triton, des ateliers familiaux où l’on fabriquait des teintures de pagodes, d’une grande richesse décorative. Cet art s’est perdu, comme se perd de nos jours, celui des anciens architectes, des sculpteurs, et des enlumineurs. S’il m’est permis d’émettre encore un vœu, c’est que les Cambodgiens de Cochinchine aient bientôt leur école d’art, comme en ont les Annamites, à Bîen-hoà, Thu-dâu et Gia-dinh.
L’intérieur de ces pagodes n’a ordinairement rien de remarquable et l’on est frappé, lorsqu’on y pénètre, par la sobriété de l’ameublement et du décor. Il n’y a rien qui rappelle ici, l’encombrement et l’opulence touffue des sanctuaires annamites et chinois. Quelques nattes sont étendues sur le sol, où prendront place bonzes, dans leurs prières. Sur un côté, est posés la chaise du supérieur. Sur l’autel principal, se dresse une grande statue du Bouddha, entouré souvent d’une grande quantité d’autres idoles, de dimensions plus modestes, mais qui ne sont guère que la répétition de l’image principale. Quelques peintures murales relatent des scènes de vie du Maître, ou de ces naïves histoires que l’on appelle des jakata, ou des épisodes du Ramayana, ou encore de la légende de Prah Enn, c’est-à-dire Indra, toujours reconnaissable à son visage vert.
Le Bouddhisme de ces Cambodgiens, qu’ils soient de Cochinchine ou du Cambodge, est celui du Petit Véhicule, c’est-à-dire la doctrine tirée du canon Pâli et, qui domine dans les contrées du Sud, y compris Ceylan, le Siam et la Birmanie. L’enseignement est demeuré très proche de la tradition primitive, le panthéon extrêmement réduit et l’iconographie très pauvre. Mais je dois ajouter que cette forme du bouddhisme est thaï et n’a pénétré au Cambodge, qu’à une date relativement récente. Dans la période d’Angkor, ce qui dominait, c’était l’autre Bouddhisme, celui du Grand Véhicule, dont les dogmes s’étaient enrichis d’apports complexes, qui admet un panthéon plus vaste, et devait donner lieu à des manifestations artistiques plus considérables.
On aurait tort, cependant, de croire que la doctrine bouddhiste telle que l’enseigne les bonzes à robe jaune, peut suffire à satisfaire toute la dévotion des pieux Cambodgiens. Avant de quitter la pagode, dirigeons-nous vers l’angle Nord-Est de l’enclos. Nous y trouvons presque toujours, un modeste abri, fait de quelques planches ou d’un lattis de bambou. C’est la résidence du neak ta, esprit tantôt favorable, tantôt malfaisant, ordinairement représenté par quelques pierres informes, devant lesquelles le vent disperse le cendre refroidie des bâtonnets d’encens. C’est une concession des bonzes au culte des génies qui occupe une si grande place, dans l’esprit des paysans, qu’ils soient Cambodgiens ou Annamites. Les Khmers de Cochinchine, comme leurs parents du Cambodge, redoutent la perfidie des puissances invisibles, les krut, les Arak, les Mémoch, et font volontairement appel à des sorciers, pour apaiser leur courroux. Certains de ces esprits domestiques ou champêtres ne sont que d’anciennes divinités brahmaniques, aujourd’hui déchues. C’est ainsi que le Neang Khmau, la Dame noire, la Bà Dèn des Annamites, qui a donné son nom à la montagne de Tay-ninh, n’est autre que Durga, la terrible Kali, dont le nom se trouve dans celui de Calcutta, divinité bienfaisante ou cruelle, qui passe pour responsable de tous les maux qui atteignent la frêle existence des enfants.
Toute la campagne est remplie de la présente muette de ces esprits, dont les rustiques autels s’élèvent au détour du chemin, sur des talus de rizières ou au pied de grands arbres. Il faut quotidiennement prendre garde de ne pas exciter leur colère, et j’ai eu souvent, pour mon compte, à tenir avec eux une conduite circonspecte, quelles que fussent du reste, les régions de la Cochinchine, car sous le nom de ông ta, ils tiennent aussi, une place considérable, dans la dévotion du paysan annamite. Et ceci me remet en mémoire deux anecdotes particulièrement significatives du rôle de ces génies.
J’avais entrepris d’enlever, pour le Musée de la Cochinchine, un grand linga en grès, qui pesait bien une demi-tonne, et jouissait de la réputation d’être un neak Ta malfaisant. Cette idole gisait abandonnée dans une dépression humide, où elle était menacée de déprédations. Mais il fallait la transporter jusqu’à un canal, pour l’acheminer vers Saigon par voie d’eau. Il était difficile d’utiliser les charrettes trop légères. Je fis donc appel à un traîneau de rizière, auquel on attela des bœufs. Mais après quelques centaines de mètres, ceux-ci refusèrent obstinément d’avancer. On les remplaça par des buffles qui manifestèrent la même mauvaise volonté. Comme le neak ta passait pour être particulièrement redoutable, je compris que j’étais perdu de réputation, si je n’avais pas aussitôt raison de cette pierre récalcitrante. Je fis donc faire une claie, à laquelle s’attelèrent vingt hommes, et l’on porta l’idole au village. Mais là, personne ne voulut accueillir, auprès de sa demeure, cet hôte indésirable. Je le fis donc déposer devant la maison commune, où j’habitais alors, en prescrivant de le placer le long du sentier qui conduisait à l’entrée. On le mit de travers. Je le fis redresser. On le remit de travers. Comme je demanderai la raison de ces manœuvres insolites, on m’expliqua que, dans le premier cas, je serais atteint directement, par les manifestations de mauvaise humeur du génie, tandis que, dans le second, j’en serais préservé, que l’on avait contrevenu à mes ordres, dans l’intérêt de ma personne, mais que si, décidément, je ne tenais pas être protégé, l’on ne pouvait après tout, que m’abandonner à un funeste sort.
À quelque temps de là, je revins visiter un tertre, où j’avais entrepris des fouilles. Au moment de celui-ci et au pied dont l’animosité était bien connue dans toute la région. J’avais prescrit que l’on évitât de déplacer cette pierre, précaution indispensable pour conserver des coolies. Ce jour-là, je trouvai sur le tertre, trois hommes occupés à présenter des offrandes au neak ta. Ils venaient de déposer, devant l’autel rustique, un canard rôti, un flacon d’alcool, quelques fruits, des bâtonnets d’encens et un bol de riz. Comme ils se relevaient et se disposaient à partir, ils m’expliquent que leur père étant venu un jour assister à mes travaux, avait été subitement pris d’un malaise, dont il ne se remettait pas, qui était certainement imputable à la malignité de la pierre-génie. À mon retour, j’allais m’en retourner quand un Cambodgien nommé Thach Vong qui m’accompagnait, me demanda la permission d’adresser une requête à l’idole. Je le vis alors, s’abîmer dans un long conciliabule avec la pierre. Il lui parlait à voix basse, accompagnant ses paroles de gestes persuasifs. Il expliquait au neak ta que lui, Thach Vong, était pauvre et qu’il avait faim, tandis que l’esprit puissant entouré de la crainte et de la vénération publique, était abondamment pourvu. Il lui demandait donc, bien humblement, de le prendre en pitié et de l’admettre à partager le festin que des hommes généreux venaient d’offrir. J’imagine que l’esprit se laissa aisément convaincre, car Thach Vong ayant bu l’alcool, rompit les pattes et le cou du canard, les laissa en partager au génie et fort dévotement, mit tout le reste sous bras.
Ces histoires de neak ta, nous montrent combien ces bons Cambodgiens sont des âmes simples, à l’égal du reste, du plus grand nombre des paysans annamites, qui ne demandent qu’à cultiver leur terre, dans la paix. Les uns et les autres sont également dignes de sympathie et de sollicitude, et lorsqu’on a partagé leur existence modeste, bu du thé sur la même natte, prêté une oreille complaisante à leurs propos naïfs, on s’aperçoit alors, qu’ils sont très proches de nous, et que leur accueil ressemble étonnement, à celui de nos campagnes de France, où l’on n’oppose pas délibérément, une méfiance hostile à l’étranger.
Que de fois, il m’est arrivé, parcourant à pied, à cheval, en charrette ou en sampan, les provinces de la Cochinchine, d’accepter la franche hospitalité des pagodes cambodgiennes. L’on s’empressait de m’apporter quelques noix de coco, pour étancher ma soif, tandis que j’offrais en retour des bâtonnets d’encens ou un paquet de thé. Dans la maison de repos des hôtes, on étendait une natte et, dans les heures chaudes de la journée, au cœur de la saison sèche, quand l’air est pur et léger, je ne connais pas d’impression plus sereine que celle de s’étendre sur les claies de bambou de ces maisons sur pilotis, tandis que les bonzes en robe safran passent silencieusement dans les cours et qu’un vent espiègle murmure, dans les hautes touffes des cocotiers.
Mais souvent, j’arrivais à une heure où l’école de la pagode bruissait du murmure des jeunes enfants et cela me conduit tout naturellement, à évoquait ici, le problème de l’enseignement qui se pose sous un aspect grave, pour la minorité cambodgienne de Cochinchine. Celle-ci forme un ensemble homogène, par sa langue, sa religion, ses coutumes, ses traditions. Attachée à sauvegarder ses usages, elle répugne à envoyer ses enfants à l’école franco-annamite et ne dispose que très rarement, d’écoles franco-khmères.
On a essayé jusqu’ici, de résoudre la difficulté, en favorisant le développement de l’enseignement traditionnel, dans les écoles de pagodes. Celles-ci sont trois types. Les unes sont indépendantes et, de ce fait, échappant entièrement à notre contrôle. On en comptait 95 en 1944, réunissant 1068 élèves. D’autres sont subventionnées. Il y en avait 20, au début de 1945, avec 571 élèves. Enfin, depuis quinze ans, l’on s’est attaché à multiplier le nombre des écoles de pagode dites « rénovée », où l’enseignement est donné par des bonzes, qui ont suivi un stage de perfectionnement, à Phnom-Penh, à Trâ-vinh ou à Sôc-trang et qu’on s’efforce de conseiller, autant que le permet le droit de regard que l’on peut s’attribuer, sur des établissements de caractère presque exclusivement religieux. Le nombre des écoles de ce type a passé de 37 en 1930n à 90 en 1935, et à 209 en 1944. Celui des élèves s’est élevé progressivement, de 1524 en 1930, à 7274 en 1944, parmi lesquels on comptait 1093 filles, jusqu’ici traditionnellement écartées du bénéfice de l’instruction. Dans le même temps, le nombre des écoles officielles franco-khmères n’a pas dépassé le nombre de 19 avec 30 maîtres seulement.
Il y a là un problème qui doit retenir l’attention. Quel que soit le soin que l’on ait apporté à la formation des bonzes-instituteurs, la création des écoles de pagodes, fussent-elles rénovées, n’est qu’un moyen de fortune, qui ne saurait remplacer un enseignement de type normal à deux cycles, l’un élémentaire, où le véhicule de l’enseignement peut demeurer le Cambodgien, l’autre complémentaire avec initiation à la connaissance du français. Mais l’on heurte à la question difficile du recrutement des instituteurs et tous les efforts entrepris, pour la pénétration scolaire, dans les pays cambodgiens, sont paralysés par cette insuffisance numérique et qualitative du personnel. J’avancerai donc encore ici, un vœu en faveur des Cambodgiens de Cochinchine. C’est que le nombre des écoles élémentaires et complémentaires franco-khmères soit rapidement accru, de façon à former des sujets pourvus du certificat d’études, aptes, les uns à devenir instituteurs auxiliaires, les autres à fournir un premier contingent d’élèves-maîtres, dans des Ecoles Normales, auxquelles, il faudra bien revenir, si l’on entend rompre décidément avec la politique d’enseignement primaire au rabais, qui a été suivie en Indochine, depuis la crise économique de 1929-1933.
Ce problème s ne touche pas seulement, à l’obligation d’accorder à l’enfant cambodgien de Cochinchine, le niveau d’instruction primaire auquel, il a droit. Il englobe, aussi, la grave question du recrutement d’une élite. Dans la minorité khmère du Bas-Mékong, comme du reste dans l’ensemble du cambodge, le fait qui saisit l’observateur, c’est que cette société privée, en dehors du clergé, d’une classe véritablement dirigeante. Dans le vieux royaume khmer, ce sont souvent des Annamites qui fournissent le contingent des fonctionnaires de l’administration ou qui occupent les professions libérales, et cette situation, dont les Cambodgiens sont les premiers à s’alarmer, sans beaucoup réagir, semble avoir des origines très lointaines. Il est remarquable, en effet, que la décadence de ce pays ait coïncidé avec l’époque où se produisaient dans l’Inde, les invasions musulmanes. À partir du moment où le Cambodge fut privé de l’encadrement que lui apportait, semble-t-il, des brahmanes, sa déchéance commença. Il y a quelques raisons de penser que des causes ayant tari le recrutement d’une élite, produisirent les mêmes effets, dans l’ancien Fou-Nan, et l’on a vu les Siamois s’opposer plus récemment, au relèvement de la nation cambodgienne, en massacrant lors de leurs incursions, les classes dirigeantes ou en les emmenant en captivité.
Quoi qu’il en soit, l’œuvre urgente, l’œuvre nécessaire, c’est d’accorder à la minorité cambodgienne de Cochinchine, les moyens de sauvegarder sa personnalité, en créant pour elle, des écoles, et surtout, en rompant avec l’habitude de la portion congrue, qui consistait à donner à des instituteurs cambodgiens communaux, des salaires dérisoires, comme c’était le cas en Cochinchine, en 1943, où des maîtres recrutés à grand peine, recevaient pour prix de leur activité professionnelle, toutes indemnités comprises, vingt et une piastres par mois.
Le problème de la pénétration scolaire, dans cette minorité, n’est pas le seul qui soit digne de requérir notre bonne volonté, mais il est d’un importance capitale, car tous les autres dérivent de l’ignorance où le paysan khmer se trouve de ses droits. Très attaché à sa terre, il n’est pas armé, pour défendre son patrimoine, et devient souvent la victime d’incroyables spoliations. Ses bonzes qui sont ses tuteurs naturels et qui l’ont maintenu dans la voie d’une magnifique élévations morale, demeurent étroitement attachés, à la tradition et sans lumières sur les obligations et les rigueurs de l’existence moderne. Les achars, vieillards respectés que l’on consulte dans les occasions difficiles, ne sont, eux non plus, que de fort braves gens, attachés à la coutume non écrite et dénués de ressources, devant les impitoyables nécessités d’une organisation sociale, où la bonne foi des faibles est exposée à de rudes assauts.
Le contact de deux populations, l’une active et entreprenante, l’autre apathique et traditionaliste, produit quotidiennement des abus, que notre pays ne saurait couvrir de son indifférence, et qui relèvent, semble-t-il au premier chef, de la mission d’arbitrage fédéral qui lui est dévolue en Indochine. Je connais une agglomération de la province de Long-xuyén, où la fusion du village cambodgien avec un village annamite, mesure décidée sans précaution, par l’autorité administrative, a eu pour résultat de déposséder entièrement le premier de ses terres communales, au profit du second qui était pauvre, en sorte que l’école de celui-ci est devenue florissante, tandis que l’école de celui-là végète désormais, faute de ressources. Je citerai aussi, un hameau cambodgien de la province de Rach-gia, établi loin des routes et canaux, dont les habitants connurent un jour, par moi, avec stupeur, qu’ils n’étaient plus propriétaires de leurs terrains d’habitation, ceux-ci ayant été incorporés au Domaine public, parce que n’ayant aucun titre régulier ou n’ayant pas été informés du sens des opérations de bornage, ils ne s’étaient pas présentés devant les commissions cadastrales.
Faut-il s’étonner si, devant ce qu’ils considèrent comme mesures arbitraires, les Cambodgiens abandonnent, parfois en masse, certains villages, pour fuir l’injustice et spoliation. Des créanciers annamites ou chinois font signer à des paysans khmers illettrés, des actes léonins qui aboutissent, à brève échéance, à la dépossession totale du débiteur. Le mal était devenu si manifeste, et l’usure si coutumière de semblables expropriations, que l’administration française dut s’en alarmer. En 1937, le visa de l’enregistrement fut déclaré obligatoire pour les billets de dettes, avec signature conjointe du débiteur et du créancier. A Trâ-vinh, il apparut même nécessaire, d’exiger leur présence, lors de l’inscription des hypothèques sur les registres fonciers.