Le grand danger
Le danger de la nation khmère est plus grave qu’on le croit. A tel point de déliquescence, ce n’est pas des immigrants vietnamiens qui menacent l’indépendance nationale, ni la dictature de Hun Sen qui bloque le processus démocratique prévu dans les accords de paix du 23 octobre 1991, c’est la capacité du peuple khmer de faire face au danger elle-même qui est remise en question. Cette interrogation, souvent effleurée, rarement abordée de front, qu’il convient d’élucider sans faux-fuyants et sans réserves. L’heure décisive où nous sommes exige cette franchise et nous fait un devoir de cette netteté.
Nous, Khmers, nous proclamons souvent : Nous sommes les héritiers du savoir en puissance du peuple d’Angkor qui sont capable de rebâtir la grande nation khmère comme nos aïeux, mais qui prennent soin de réclamer des aides des pays voisins et le Cambodge reste tributaire de l’étranger dans tous les domaines. Comment expliquer cette contradiction ?
Une première cause en est cette inertie de la pensée que M. Jean-François Revel(1) a appelé la « rémanence idéologique ». Une idéologie peut survivre longtemps aux réalités politiques et sociales qu’elle accompagnait. Malgré la restauration de la monarchie médiocre, cette inertie de la pensée jouait dans le débat des Khmers démocrates, bien que le monde évolue dans une direction opposée à leurs préoccupations superflues. C’est là le fait capital, la vérité pénible qu’il faut signaler, et dont il est nécessaire de dire froidement la douloureuse conséquence : Profitent de cette faiblesse des Khmers démocrates, la Chine et le Vietnam communiste, avec Hun Sen comme valet, sont aujourd’hui victorieux au Cambodge. Le fait en lui-même n’est pas niable. Tout le monde convient que l’éducation politique du peuple khmer n’est pas faite. Les adversaires de la liberté, y compris le Protectorat français, se font, cette absence, une arme ; ils proclament bien haut que « le peuple khmer n’est pas mûr pour la liberté. » Les communistes, Pol Pot, le premier, plus hautement encore, affirment que « l’ignorance des paysans est funeste ». Les uns et les autres sont dans le vrai ; mais s’il est exact que cette ignorance crée à l’implantation de la démocratie dans le pays de sérieuses difficultés; il n’est pas vrai, que dans l’esprit de la nation khmère se rencontre, à l’état rudimentaire sans doute, à l’état d’instinct, un sentiment d’autant plus puissant qu’il est moins raisonné, nous voulons dire : les révoltes contre le principe d’autorité (la révolte de Sdach Kan, de Por Kam Boar, des Khmers rouges, etc.) l’appétit de la liberté (la croyance au Bouddhisme, dont la liberté est au cœur sa philosophie.) Donc, dans son ensemble, ou du moins dans son immense majorité, la nation khmère présente ce double caractère, éminemment contradictoire :
1. Qu’elle est, par instinct et par sentiment, tout à fait incapable de subir longtemps un pouvoir autoritaire ;
2. Qu’elle n’a pas l’éducation et la netteté d’opinion strictement nécessaire pour réguler avec l’intelligence, avec calme, avec régularité, au gouvernement du pays par le pays.
De telle vérités sont dures et pénibles à dire ; mais il faut s’y résigner, car la situation qui forcément en résulte n’est pas de celles qu’on puisse dissimuler ni supporter longtemps. Comment, en effet, dissimuler une vérité par tous reconnue dont les adversaires de la liberté eux-mêmes ont fait abus.
Il y a deux manières, pour une idéologie, de finir, dans les faits et dans les esprits. Elle est très bien être terminée dans les premiers et régner encore dans les seconds, n’avoir plus aucun effet dans l’action – sinon un effet freinage – et occuper une place énorme dans les mots. Elle obéit alors à la consigne suprême des idéologies. Par exemple, nous n’hésitions pas de glorifier par les mots ampoulés du Roi Jayavarman VII, sans doute, roi libérateur de l’occupation des Chams, roi bouddhiste, mais un conservateur indéniable de l’idéologie monarchique fondée sur l’obéissance inconditionnelle du peuple à son souverain. Ce roi a sans doute une place dans l’histoire de la gloire de la nation khmère, mais cette célébrité martiale ne faisait jamais le bonheur du peuple. Par cette glorification, nous oublions que la voie du progrès, de la libération du pays et du peuple devrait toujours accompagnée par le développement de la liberté du peuple. Et les adeptes des Khmers rouges disent souvent des mots absurdes, c’est une façon subreptice d’insinuer : « Voyez, Pol Pot, ce n’est pas si mal que ça, mis à part quelques "pratiques contre l’humanité" il combattait au moins les Vietnamiens, ennemis du peuple khmer et il rendait aussi tous les Khmers également avisés.» Enfin, les mots candides prononcés par le Président du Parti du salut National khmer (PSNK), c’est une façon détournée d’honorer : « le roi Sihamoni est victime du régime totalitaire comme tous les Khmers, il n’est donc pas responsable de sa collaboration avec Hun Sen. »
Au sein des héritiers du peuple d’Angkor que nous revendiquons à tort ou à raison, il y a une masse presque toujours inerte et passive, constitue une énorme force de la nation. Elle est composée, presque en totalité, de femmes et d’hommes qui n’ont pas su ou n’ont pas pu se donner l’instruction, l’intelligence. C’est ce que les urbains ont le tort d’appeler avec dédain : « Neak Sré » (les ruraux) et, en langage hautain : « les ignares ». Le plus grand nombre, sans opinions bien arrêtées, subit l’influence de l’éducation première, toute pleine des préjugés et des traditions autoritaires, dominée par le Bouddhisme, sur qui la monarchie conserve une action puissante. On l’a constaté récemment : les prières publiques ordonnées par le parti PSNK, allié de la monarchie, l’invocation continue de la religion dans tous les discours politiques. C’est pourquoi le PSNK n’est quelque chose que par la monarchie. Du reste, c’est un fait naturel et logique. Le seul levier du principe d’autorité de la monarchie, sa seule base, c’est la foi ; la foi doit être aveugle, l’obéissance passive. N’ayant pas d’opinions précises et ferme, les ruraux, vivants dans les villes pour subvenir aux besoins de leurs familles, iraient au hasard de leurs mécontentements, c'est-à-dire la participation aux élections non démocratiques ; et c’est ce qui est arrivé : témoin les succès du PSNK aux élections du 28 juillet. C’est ce fait se rencontre les causes principales qui font en même temps la force et la faiblesse du PSNK : La force repose sur le soutien d’une masse de population qui désire le changement de ses conditions matérielles indécentes, le salaire, le logement, la gratuité des soins, la pension pour les personnes âgées etc. La faiblesse est l’absence d’une force politique qui suppose que la volonté de tous les citoyens, chez chacun d’eux la connaissance exacte des faits, des choses, des principes sur lesquelles ils sont appelés à se prononcer, c’est-à-dire une éducation politique.
La force politique étant donnée au nombre, si le nombre est aveugle ou ignorant, le pays est livré forcément à tous les hasards. Toutes les entreprises deviennent possibles. Il suffit de tromper ou de flatter les masses pour disposer de leur force. Sihanouk pouvait le faire au moyen de la séduction et du régime de contrainte ; Pol Pot le faisait par le mensonge et la terreur, Hun Sen le fait par la corruption, la fraude et la force. Cette situation dangereuse n’a qu’une issue : donner à la masse gouvernante l’éducation politique qui lui manque. Toute autre solution serait vaine. Mais est-ce que le peuple khmer a-t-il le temps pour s’instruire ? Est-ce que la nation khmère peut se permettre d’attendre ? Le peuple khmer peut encore gagner cette bataille. Il peut gagner non pas par la voie non-violence, mais par celle de la révolution non-violence. La voie non-violence est une force isolée, elle n’a pas ennemi. En revanche celle de la révolution non-violence est une force collective organisée, c’est-à-dire une force politique, il est donc nécessaire qu’elle doit identifier ses ennemis, si non sa cause est en danger. Aujourd’hui le peuple connait bien ses ennemis : la vaillance est donc indispensable. Attendre, c’est perdre toutes ses chances, parce que chaque jour mille colons vietnamiens assaillent la terre khmère. S’il veut attendre cinq ans encore, il sera de cinq ans plus près de la mort. Par la voie de la révolution non-violence, il s’instruit de la politique, c'est-à-dire ses drois et ses devoirs, dans l’action de la révolution et combatte en même temps pour sa liberté et l’indépendance de sa patrie en tant que Citoyen responsable. La révolution non-violence, c’est tout simplement d’utiliser le pouvoir du peuple, une arme unique, pour défendre une cause juste et contre des ennemis de la nation. Cette arme ne doit jamais être utilisée en vue d’un projet injuste ni contre un faible ennemi.
Si le peuple khmer s'abstient; si confiné dans sa tradition d'obéissance à l'autorité arrogante, il ne jette pas dans le combat politique sa force prépondérante, il verra peu à peu s'effondrer son pays, le Cambodge.
(1) Jean-François Revel : Philosophe et écrivain français.