Texte intégral :
C’est, je l’avoue, avec une certaine émotion que je prends la parole devant l’un des auditoires les plus cultivés et les plus avertis qui se puissent rencontrer en France, l’association des Docteurs en Sciences Politiques, que je remercie de m’offrir cette précieuse occasion de faire mieux connaître mon pays et sa politique bien souvent incompris sur le plan international.
J’ai le sentiment en effet que si je n’arrive pas à trouver, pour mon pays, le Cambodge, et pour ma région, l’Indochine, le chemin de votre cœur et de votre raison – à vous qui, j’en suis sûr, ferez preuve d’objectivité à mon égard – je ne parviendrai à convaincre personne en Occident que les évènements tragique qui se déroulent à quelque 12 000 kilomètres de votre Capitale pourraient bien, sauf arrangement international rapide dicté par le bon sens, déboucher sur un conflit ouvert entre grandes puissances, conflit qui ne restera pas longtemps limité à l’Asie du Sud.
Oui, je sollicite et redoute en même temps votre jugement. On n’atteint jamais un peuple qu’à travers ses élites – et vous êtes parmi ses représentants les plus authentiques. Mais celui qui vous parle ne saurait vous cacher qu’il n’est pas un universitaire, tout au plus un autodidacte nourri aux dures leçons de l’expérience quotidienne, un homme qui pratique depuis vingt-trois ans la politique sans en avoir jamais appris la « science », un « ouvrier des affaires d’Etat » qui a exercé tant bien que mal diverses fonctions : Roi, Président du Conseil, Chef de l’Etat – un « job » délicat, et croyez-moi, sans retraite assurée – enfin, vous devez aussi le savoir, une personnalité qui fait l’objet de nombreuses controverses et que la presse occidentale (français, bien souvent, y compris) traite généralement sans ménagement.
Vous avez devant vous, selon beaucoup de journaux, un Prince « rouge, imprévisible et déconcertant, changeant et versatile », un « dictateur monarchiste et progressiste », un « satellite de la chine…et de la France ». Tous au plus me reconnaît-on une qualité : avoir maintenu mon pays en paix depuis dix ans et l’avoir fait sortir de son état de sous-développement. On veut bien reconnaître aussi, dans les nombreux milieux qui ne m’aiment guère, que je jouis d’une popularité « exceptionnelle » parmi le peuple cambodgien et que je travaille, selon l’expression même d’un magazine américain, « plus dur qu’un coolie ».
Je n’ai jamais pensé qu’une conférence, si détaillée soit-elle, puisse modifier profondément les opinions reçues. Elle peut toutefois constituer une base de réflexions pour ceux qui demeurent, intellectuellement parlant, « disponibles » et qui ne portent de jugement qu’en connaissance de cause. Si critiqué que je sois, et quelque méfiance que j’inspire à certains bons esprits assurés de détenir la vérité sur l’Asie du sud, comme d’ailleurs sur maints autres problèmes, c’est la jeunesse, à laquelle j’aime m’adresser librement , qui m’a jusqu’ici donné les meilleurs espoirs. Je me souviens avec gratitude qu’en un pays où j’ai été couramment, obstinément vilipendé – les Etats-Unis d’Amérique, pour ne pas les citer – les étudiants des Facultés les plus diverses, d’esprit plus curieux et plus ouvert que leurs aînés, m’ont réservé toujours, à moi et à mes idées peu conformistes, l’accueil le plus encourageant. Je veux espérer que la jeunesse intellectuelle française m’écoutera de son côté, sinon avec sympathie, du moins avec quelque intérêt, même si mes propos sont parfois de nature à l’étonner un peu.
Ce qui m’a poussé à accepter votre aimable et redoutable invitation, c’est en effet l’amitié très ancienne et très affectueuse qui lie Khmers et français – amitié qui fait que nous nous sentons chez nous en France comme vos compatriotes se sentent chez eux au Cambodge – et aussi le charme persuasif de votre « ambassadrice », Mme René Bridel, car les khmers ne savent pas dire non à une aimable femme qui est de surcroît Parisienne.
Comme vous avez bien voulu m’y convier, je vais donc essayer de vous exposer ce qu’est notre neutralité, que d’aucun baptisent « neutralisme », en m’appuyant sur vingt-trois années d’expérience politique à la barre de mon pays.
Un de vos éminents professeurs, Doyen d’une de nos Facultés, a bien voulu me suggérer un jour d’exposer dans un ouvrage, à l’intention de nos étudiants, ce qu’il appelait ma « doctrine politique ».
J’ai dû sans doute décevoir mon estimable interlocuteur en lui avouant que, chargé de si longue date d’assurer l’existence de mon petit pays face à des situations très difficiles et à des évènements aussi graves qu’imprévisibles, j’avais eu généralement recours à une politique d’«au jour le jour » et n’avais jamais su trouver le temps d’essayer d’en dégager une « doctrine ».
J’ai ajouté que je n’avais mis en œuvre, en place de doctrine qu’une simple règle de conduite, à savoir m’efforcer d’assurer par tous les moyens possibles, imaginables… et admissibles, la sauvegarde de l’existence de mon pays, de son indépendance et de son intégrité territoriale, dans un monde troublé, divisé, qui ne pardonne pas une fausse manœuvre ni un mauvais choix. J’ai toujours pensé qu’il fallait « d’abord vivre, ensuite philosopher ». S’il fallait absolument m’attribuer une étiquette, celle de « pragmatiste » serait, je crois, la plus exacte.
Comment les choses se sont-elles passées pour le peuple khmer et pour moi depuis qu’en 1941, à ma grande surprise, et à la veille des examens du baccalauréat au Lycée Chasseloup-Laubat de Saigon, je fus désigné par le Conseil du trône pour succéder à mon grand-père, Sa Majesté Monivong ?
Au lendemain de la seconde guerre mondiale, j’eus à faire face à une double opposition – qui n’en fit souvent qu’une, car les opposants s’entendaient assez bien pour une action commune – celle des Communistes qui devaient se regrouper plus tard en « groupe du peuple » et celle des tenants de l’ancien Président du Conseil pro-japonais Son Ngoc Thanh, qui est actuellement l’hôte privilégié de nos voisins thaïlandais et sud-vietnamiens. Les uns et les autres menaient une vive campagne anti-monarchiste, soit par conviction, soit par opportunité, affirmant à notre peuple, surtout à la jeunesse scolaire, que les derniers souverains du Cambodge étaient responsables de la perte de notre indépendance au profit des Français, et antérieurement, de la perte de nombreuses provinces khmères au profit de nos voisins.
Il découlait naturellement de cette campagne que l’héritier des souverains en question, votre serviteur, devait quitter le trône et céder la place à « d’habiles politiciens » appartenant aux quelques dix partis qui s’étaient créés sur le modèle des partis français – mais qui, à une ou deux exceptions près, n’étaient guère que des clans au service de personnalités ambitieuses.
Ma première tâche fut de réhabiliter la mémoire de mes ancêtres qui, loin d’être d’odieux tyrans opprimants le peuple, furent à certains égards de hardis novateurs, qui servirent et défendirent les intérêts de leur pays. Scrupuleusement informés de l’œuvre de ses rois et de la lutte, souvent obscure et toujours difficile, qu’ils menèrent pour rétablissement de l’indépendance, les Khmers leur rendent aujourd’hui justice. Et tous ont applaudi lorsque, inaugurant des réalisations nationales dans la province de Rattanakiri, limitrophe du Sud-Vietnam, je leur ai dit : « Nous nous attachons à faire revivre la tradition d’Angkor, non point celle qui s’est traduite en guerres et en conquêtes, mais celle qui a servi le peuple ». J’ai cité la construction de nombreux établissements hospitaliers créés par nos Rois et leur étonnante « politique de l’eau », notamment la création d’immenses réservoirs et de canaux d’irrigation qui s’étendaient d’Angkor jusqu’à la mer. J’aurais pu parler aussi de la construction répandue dans les pagodes et du développement inouï des beaux-arts…
Comme ces souverains, j’ai rencontré, pendant les premières années de mon règne, de nombreuses difficultés. J’ai réussi néanmoins à les surmonter et j’ai aujourd’hui la profonde satisfaction de dédier à leur mémoire la réussite d’un programme qui assure la réhabilitation de nos dynasties khmères.
Sur le plan territorial, j’ai pu avec l’aide de la diplomatie française, récupérer en 1947 les trois provinces que les Siamois (aujourd’hui Thaïlande) nous avons arrachées en 1941, au lendemain de la défaite française, face à l’Allemagne nazie, avec le concours du japon fasciste, alors tout puissant dans le Sud-Est Asiatique.
Sur le plan diplomatique, j’ai pu obtenir, en novembre 1953, sans que soit versée une goutte de sang khmer ou français et par des négociations certes opiniâtres, mais amicales, la remise par la France l’évacuation du Commandement et des troupes françaises. Cela se passait exactement huit mois avant que la Conférence de Genève sur l’Indochine ne se réunisse.
Si, tout à la fin de cette même année, profitant du départ des troupes françaises et des difficultés que nous causait alors le Vietminh, la Thaïlande, notre ennemi traditionnel, fit occuper par sa police, puis par ses troupes, Preah Vihear (temple proche de la frontière construit par les anciens Rois khmers sur cette colline, et joyau de notre patrimoine architectural et religieux), nous avons pu présenter à la Cour International de Justice de la Haye un dossier suffisamment copieux et solide qui, défendu par trois brillants juristes dont le Professeurs Pinto et Reuter, que vous connaissez bien, nous permit d’obtenir un jugement prescrivant le retour de Preah Vihear au Cambodge.
En 1954, lorsque s’ouvrit la Conférence de Genève sur l’Indochine, qui consacrera la division du Vietnam et du Laos, nous fûmes, en raison de notre indépendance recouvrée et de la stabilité de notre régime, le seul Etat indochinois qui échappât à la partition et qui obtint l’évacuation sans conditions des forces vietminh et la reddition, également sans condition, des rebelles khmers qui les épaulaient. J’ajoute aussitôt qu’en ce qui concerne ces derniers, nous nous bornâmes à les faire regagner leurs villages et à les réintégrer, comme citoyens à part entière, dans la communauté nationale.
Ces rappels historiques peuvent vous paraître un peu fastidieux. Ils sont toutefois, je crois, d’une extrême importance, car ils marquent les premiers pas et les premiers succès de la diplomatie du Cambodge indépendant.
Ces faits sont à l’origine de notre réussite actuelle qui a permis à notre peuple de rester « debout » malgré les agressions répétées des forces sud-vietnamiennes, conseillées et guidées par les Américains, contre nos villages et postes frontaliers, alors que le Sud-Vietnam (et le Laos) sont arrivés à l’état de déliquescence que vous connaissez.
Aujourd’hui, bien que les Etats-Unis et leurs alliés asiatiques, curieusement appuyés par la Grande-Bretagne, nous refusent la reconnaissance formelle de notre neutralité et de nos frontières, nous sommes heureux et fiers de demeurer, comme a bien voulu me l’écrire récemment le Général de Gaulle, un « facteur exemplaire de stabilité » dans cette région déchirée, avec notre indépendance et notre intégrité territoriale maintenues.
Nous sommes fiers aussi, pour nous et pour le Trône, d’avoir fait du Cambodge l’un des pays les plus avancés de l’Asie dans le domaine de l’Instruction Publique. Nous consacrons en effet à celle-ci un milliard et demi de riels sur un budget de 6 milliards de riels ; près de 700 000 enfants (pour une population de 5 800 000 habitants) sont scolarisés, contre 50 000 seulement en 1945 et 250 000 en 1955 ; l’éducation de base combat les restes de l’analphabétisme en donnant des cours aux adultes de tous les villages ; près de 4 000 écoles primaires sont ouvertes ainsi qu’une centaine d’établissements secondaires. Notre Université coiffe toutes les branches d’Enseignement Supérieur : Facultés des Lettres et des Sciences, de Droits, de Médecine et de Pharmacie. Nous avons des Ecoles Supérieures de Technologie, d’Arts-et-Métiers, de Pédagogie, d’Agriculture et Sylviculture de Science vétérinaire, des Beaux-Arts, de Travaux Publics, de Musique et d’Art Dramatique. Nous avons même pensé à l’avenir et nos Facultés, où enseignent, avec leurs collègues khmers, d’éminents professeurs français, ont été si largement conçues qu’elles peuvent accueillir deux fois plus d’élèves qu’elles n’en reçoivent actuellement.
En vous remémorant, Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, les principales étapes de notre histoire contemporaine et les résultats, dans un domaine qui vous intéresse particulièrement, qu’a pu obtenir notre politique nationale. Je ne me suis rendu coupable de digression qu’en apparence. J’ai voulu en effet vous montrer que le prétendu « neutralisme » que je pratique s’inscrit en fait dans un contexte permanent et invariable, celui d’une politique royale, dont les grandes lignes sont et resteront :
- Une indépendance totale vis-à-vis des nations étrangères, quelles qu’elles soient ;
- Une volonté inébranlable de ne plus permettre à des voisins expansionnistes, qui ont réduit au cours de ces cinq derniers siècles le Cambodge à sa plus simple expression territoriale, de s’emparer de la moindre parcelle de notre domaine national ;
- Garder à tout prix le Cambodge aux Cambodgiens, dans toute son intégrité morale (c’est-à-dire politique), et physique (c’est-à-dire territoriale) ;
- Maintenir la paix et l’union – pour la sauvegarde de notre unité nationale, mais aussi pour le développement et le progrès continu de notre pays.
Notre neutralité est donc, vous le voyez, très différente du « neutralisme » que pratiquent certains pays africains ou asiatiques dont les desseins ne sont pas seulement nationaux, mais à prétention internationale, et qui se donnent le devoir d’intervenir dans les affaires mondiales, de jouer le rôle d’arbitre entre les blocs et de condamner tel ou tel impérialisme.
Nous luttons, certes contre impérialisme – celui des Etats-Unis – mais nullement par idéologie ou hostilité doctrinale. Notre combat a pour motif le fait que, depuis 1955 et avec une rare obstination, les Etats-Unis ont essayé par tous les moyens y compris les plus déloyaux et les plus dangereux, de nous forcer à nous aligner sur eux en qualité de satellite docile. D’où notre résistance acharnée et nos propos peu amènes qui, paraît-il, « consternent » tellement Washington qu’on y envisage de demander à nos amis français de nous conseiller de « changer de ton ». Or, nos véhémentes protestations sont notre seul moyen de défense. Ce sont elles qui empêchent qu’on nous meurtrisse « tout à la douce », comme on disait autrefois chez vous. Que les Etats-Unis adoptent à notre égard une politique plus correcte, et je les assure que le ton changera.
Mes compatriotes et moi-même sommes tous d’accord pour estimer que l’alignement sur l’Est ou l’Ouest signifierait la fin de notre indépendance nationale. Or, notre peuple, à commencer par notre clergé et notre jeunesse, est, je vous certifie, farouchement attaché à cette indépendance.
Cet attachement a sans aucun doute pour origine la profonde nostalgie qu’ont les Khmers, pourtant si amis du progrès, de leur passé. Je vous demande de ne pas oublier que nous sommes les descendants d’un Empire qui trouvera son apogée au temps d’Angkor et qui était cinq fois plus vaste que le Cambodge actuel. Nous dominons une grande partie de ce qui est aujourd’hui la Thaïlande, le Laos et le Sud-Vietnam.
Mais, du XVe au XIXe siècle, nos voisins eurent leur revanche. Ils mirent à sac notre capitale, Angkor, et s’emparèrent de nos provinces une à une, emmenant les populations en captivité quand ils ne supprimaient pas purement et simplement – véritable politique de génocide.
L’arrivée des Français, en 1863, nous sauva de la disparition, mais nous plaça dans la sujétion. Le Protectorat en lui-même eût été, compte tenu des circonstances, acceptable. Mais la « convention » de 1884 imposée par la force au Roi Norodom nous plaça sous l’administration directe de la France, ravalant le Souverain au niveau d’une marionnette et notre pays au rang d’une colonie.
Ne croyez pas que notre peuple resta passif. Encouragés en sous-main par ses rois surveillés dans leurs palais, les princes et les paysans se révoltèrent à maintes reprises – révoltes qui furent noyées dans le sang. Car les Khmers, si doux qu’ils paraissent sont un peuple fier qui n’accepte ni l’humiliation, ni l’injustice, ni surtout l’esclavage. Cela explique pourquoi les relations khmères-françaises, qui n’étaient pas vraiment bonnes avant l’indépendance, sont devenues excellentes depuis, cela explique qu’il y a aujourd’hui 6 000 Français chez nous, contre 2 500 en 1953 et que la langue et la culture françaises connaissent dans le Royaume un essor incomparable, qui fait du Cambodge le foyer de l’influence culturelle française en Asie.
Les accords de Genève 1954, nous débarrassant de l’occupation du Vietminh, consacrèrent en fait notre neutralité en faisant obligation à l’Est et l’Ouest de respecter notre indépendance et s’abstenir de toute interférence dans nos affaires intérieures.
On comprend dès lors pourquoi tous les Khmers se « raccrochent » énergiquement à ces Accords ainsi qu’à l’indépendance obtenue de la France en 1953, et s’insurgent contre toute tentative extérieure de compromettre cette indépendance et ce non-alignement.
On a parfois écrit que nous souhaitions être une Suisse de l’Asie. Cela est juste en ce sens que nous avons toujours souhaité vivre en paix entre nous et voir notre liberté respectée par les autres pays.
Certains Occidentaux assurent que nous rêvons. « La Suisse », disent-ils, « est un pays très développé, qui se passe d’aides étrangères. Le Cambodge est sous-développé ; il a donc besoin de recevoir de l’étranger des aides qui aliènent son indépendance et l’empêchent d’être vraiment neutre ».
Ces mêmes bons esprits ajoutent que nous ne pouvons prétendre être réellement neutres puisque nous entretenons d’excellentes relations avec les pays socialistes (notamment la Chine Populaire), alors que nos rapports se détériorent sans cesse avec les Etats-Unis, chefs de fils du monde libre, et leurs alliés sud-vietnamiens et thaïlandais.
Examinons donc ce que valent ces arguments.
Tout d’abords, je ne vois pas en quoi le sous-développement d’un pays récemment sorti du statut colonial pourrait l’empêcher d’être neutre. Mais sommes-nous toujours sous-développés ? Tous les observateurs honnêtes qui ont visité notre pays voilà quelques années et tout récemment encore – beaucoup d’amis français sont dans ce cas, dont d’anciens Gouverneurs – reconnaissent que le Cambodge, depuis son indépendance, s’est mis au travail avec foi et ténacité et qu’il est devenu méconnaissable – certains disent même qu’il change d’aspect d’un an à l’autre ». M. et Mme Bridel peuvent témoigner personnellement à cette réalité, hélas systématiquement méconnue par une grande partie de la presse occidentale, surtout américaine.
Récemment encore, le journal le plus sérieux de France écrivait que l’aide américaine à laquelle nous avons spontanément renoncé (ce qui aurait dû ravir les Etats-Unis, mais les a plongés dans une colère indescriptible), couvrait « le tiers du budget khmer ». J’ai dû remettre les choses au point. Nous recevions des « tax-payers » américains 20 millions de dollars par an, alors que nos propres contribuables fournissaient 6 milliards de riels à notre budget, soit près de dix fois plus. J’ajoute qu’il fallait déduire de ces 20 millions de dollars les frais d’entretien des nombreuses familles civiles et militaires américaines résidant au Cambodge, ainsi que du non moins nombreux personnel…cosmopolite utilisé par les services américains. J’hésite à calculer ce qui restait aux Khmers après cette copieuse ponction et je rappelle que le Sud-Vietnam, en récompense de son alignement, reçoit des mêmes donateurs une aide annuelle de quelque 500 millions de dollars, qui vient encore d’être augmentée de 125 millions de dollars.
Je voudrais, Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, vous mettre en garde contre une légende largement répandue par la presse et tend à faire croire que le « développement » du Cambodge consiste essentiellement dans le don par la France d’une aérogare et d’un appontement pour navires de haute mer, par l’Union Soviétique d’un hôpital, par l’Amérique d’une route et par la Chine de quatre usines. On oublie totalement de vous dire que depuis notre indépendance notre Gouvernement a construit près de 200 hôpitaux, infirmeries et dispensaires, permis la création de plus de 2 000 moyennes et petites entreprises industrielles, fait ouvrir plusieurs milliers de kilomètres de routes et de pistes automobilables, favorisé la plantation de plusieurs dizaines de milliers d’hectares - sans parler des établissements d’enseignement primaire, secondaire et supérieur dont je vous ai indiqué tout à l’heure l’étonnant essor ».
Comme vous le voyez, nous n’avons jamais vécu des aides étrangères, ni réellement compté sur elles pour faire progresser notre pays. C’est pourquoi nous avons créé à Phnom-Penh une Exposition permanente avec photos, graphiques et statistiques constamment tenus à jour, qui donne le détail de nos propres réalisations. Nous avons intitulé cette Exposition : « La Cambodge s’aide lui-même », et elle ne laisse pas d’impressionner les nombreux étrangers qui la visitent.
On vous a sans doute dit par ailleurs qu’en renonçant à l’aide américaine tout en conservant celle des pays socialistes, le Cambodge cessait d’être neutre et l’on vous a peut être mis en garde contre le « flot » des techniciens chinois, soviétiques, tchèques, yougoslaves, qui déferlaient sur notre pays.
Je puis vous rassurer sur ces deux points. Nos amis du camp socialiste ne nous couvrent par d’or (nous ne leur demandons rien, du reste) parce que nous avons renoncé aux dollars. Quant aux techniciens socialistes, à l’exception d’une poignée de médecins et de professeurs (soviétiques), ils regagnent leur pays dès qu’ils ont mis en train l’aide qui nous est destinée. Au demeurant, ils ne sont guère nombreux. Mais ce qu’on ne vous a probablement pas dit, c’est que tous les instructeurs étrangers de notre Armée sont des officiers français, que 90% des professeurs étrangers de notre Enseignement sont français, que notre Administration n’utilise que des Experts français, même dans les secteurs les plus confidentiels. Et la France, pour autant que je sache, ne saurait être classée, si hardie que soit sa politique étrangère, parmi les pays communistes…
Il est une autre légende contre laquelle je voudrais m’élever, pour le tort qu’elle cause, non seulement à mon pays, mais aussi à la vérité. On a dit et répété, dans certains milieux occidentaux, que le Cambodge est préservé du communisme par la « barrière » que dressaient autour de lui ses voisins – Sud-Vietnam, Sud-Laos, Thaïlande, qui s’efforceront « d’endiguer la marée rouge ». Cette protection, qui nous permettrait de vivre dans une heureuse insouciance, nous la reconnaîtrions fort mal, selon ces mêmes milieux, en protestant à la face du monde chaque fois que nos « défenseurs », entraînés par leur zèle, franchissent nos frontières pour y poursuivre « l’adversaire commun ».
Cette thèse ne saurait être retenue, car cette « barrière » est depuis longtemps illusoire et les communistes sont déjà à nos frontières. Les quatre cinquièmes de notre frontière avec le Sud-Vietnam sont occupés, d’une façon permanente ou occasionnelle, par les troupes du Front National de Libération – qu’on appelle à Saigon les Vietcong. Obéissant aux ordres stricts qui leur ont été donnés, ces combattants prennent soin de ne jamais s’aventurer à l’intérieur de notre territoire – n’ignorant d’ailleurs pas qu’ils s’y heurteraient à nos forces. Une partie de la frontière du Sud-Laos, théoriquement le fief de la droite, est occupée, d’autre part, par les « guérilleros » du Pathet Lao. Ceux-ci campent parfois à quelques centaines de mètres de nos postes avancés, où nos officiers les observent à la jumelle. Il est des « barrières », on le voit, qui ressemblent singulièrement à des passoires…
Là où cette barrière s’élève encore, c’est-à-dire à notre frontière avec la Thaïlande, elle apparaît de toute évidence moins faite pour nous protéger que pour empêcher toute communication avec un Cambodge infecté, paraît-il, par le « virus rouge ». Car Bangkok, dont les provinces septentrionales, peuplées de Laotiens, sont pourtant soumises à une intense propagande du Pathet Lao, estime que le danger communiste vient aussi du Cambodge – le seul pays d’Indochine où, justement, il n’y ait pratiquement pas de communistes.
La vérité est que les frontières, dans notre Asie troublée, n’ont jamais arrêté la pénétration du communisme. Le Général de Lattre, le meilleur capitaine que la France ait eu en Indochine, nous avait assuré que ses forces étaient le « rempart » qui nous protégeait en plus nombreux chez nous, et c’est nous qui avons dû lui tenir tête jusqu’à son évacuation, ordonnée par la Conférence de Genève, en 1954.
J’ajoute, pour votre information, que nos soi-disant « protecteurs » sud-vietnamiens se sont livrés, au cours de ces cinq dernières années, à plus de 260 incursions sur notre territoire, à la poursuite, disaient-ils le plus souvent, des Vietcong. Le malheur a voulu que toutes les victimes de ces incursions – hommes, femmes et enfants – soient sans exception d’inoffensifs paysans khmers. Une « barrière » de ce genre, non merci !
Je sais mieux que personne, vous vous en doutez bien, comment s’exercent à notre encontre les propagandes étrangères et quels sont les arguments qu’elles emploient. J’ai lu à peu près tout ce qu’on peut écrire sur mon pays. Or, nous n’avons pas une presse très importante, ni une radio très puissante, ni des moyens qui nous permettaient de créer des « lobbies » à notre dévotion dans les capitales qui nous sont hostiles, pour renverser les tendances – je ne parle pas de Paris, bien sûr.
C’est pourquoi vous voyez un Chef d’Etat tenter d’expliquer lui-même la situation de son pays et répondre aux critiques qu’on porte contre celui-ci.
En ce qui concerne la France, nous avons besoin, parce que nous l’aimons et tenons à son estime, qu’elle ait de nous une image véridique.
Les plus vives critiques dirigées contre notre neutralité sont le fait que les Etats-Unis d’Amérique, qui ne comprennent pas pourquoi un pays qui s’est farouchement battu contre le Vietminh jusqu’à l’armistice de 1954 est devenu à partir de 1956, l’ami des pays difficile à comprendre.
Je me permettrai, si vous le voulez bien, de répondre ici à cette critique – à laquelle une partie de l’opinion française est sans doute sensible.
Il ne faut pas oublier, pour commencer, qu’à la Conférence de Genève notre neutralisation et notre indépendance ont été garanties par des puissances qui comprenaient l’Union Soviétique et la Chine Populaire. Depuis 1954, d’autre part, en échange de notre non-alignement, les puissances socialistes, non seulement se sont abstenues de nous causer le moindre tort, mais se sont montrées parfaitement correctes à notre égard et nous ont même offert leur amitié.
Refuser cette amitié pour complaire aux Américains, c’était susciter le ressentiment des socialistes, devenir leurs adversaires et connaître finalement le sort tragique du Laos et du Sud-Vietnam. On me reproche d’avoir accepté la main tendue par les communistes nos ex-ennemis. Mais on ne reproche pas à la France de s’être réconciliée et alliée avec l’Allemagne, ni aux Etats-Unis d’être devenus les associés et alliés du Japon. Or nous Khmers, ne sommes pas les alliés du camp socialiste, ni d’ailleurs de personne. Notre Parlement a voté une loi sur la neutralité qui nous interdit toute alliance avec qui que ce soit, et nous nous y tenons scrupuleusement. Y aurait-il donc deux morales en matière de rapports internationaux.
Nous avons été, c’est bien vrai, les amis des Etats-Unis. Juste après la seconde guerre mondiale, l’Amérique représentait un grand espoir pour les Asiatiques. Elle était le symbole de l’anticolonialisme, du libéralisme, de la démocratie, de la justice, du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Nous-mêmes avions accepté avec reconnaissance que les Etats-Unis fournissent en exclusivité une aide militaire à notre armée – ce qui risquait de nous faire qualifier par les socialistes de « neutres pro-occidentaux ».
Mais les désillusions sont bien vite venues. Dès 1954, nous avions conçu quelque inquiétude de voir les U.S.A. refuser d’entériner les accords de Genève – qui, je le rappelle en passant, assuraient notre neutralisation. Nous assistâmes, avec plus d’inquiétude encore, à la naissance, sous son « ombrelle protectrice » - initiative qui, si nous l’avions acceptée, nous rangeait d’office dans le camp anti-communiste.
Or nous sortirons à peine de huit pénibles années d’insécurité, de destruction et de misère. Les Vietminh avaient enfin évacué notre pays et notre peuple n’aspirait qu’à la paix, qui seule nous permettait de reconstruire le pays. Personne ne m’aurait suivi si, pour être agréable à Washington, j’avais attiré la « foudre » communiste sur nos têtes.
Dès 1955, M. Foster Dulles choquait vivement notre opinion – point encore hostile aux Etats-Unis- en déclarant le neutralisme « immoral ».
Mais c’est en 1958 que nos relations se gâtèrent vraiment. Nos voisins et vieux adversaires sud-vietnamiens envahirent sans crier gare notre province de Stung-Treng, déplacèrent à leur convenance les bornes- frontières et se maintinrent pendant deux mois et demi, avec des forces importantes, sur un territoire qu’ils s’étaient arbitrairement appropriés.
Non sans quelque candeur, nous demandâmes aux Etats-Unis d’user de leurs bons offices auprès de Saïgon pour mettre fin à une dispute qui risquait de tourner fort mal. Washington s’y refusa, sous prétexte qu’il ne pouvait prendre parti entre deux nations amies. Si, finalement, les Sud-Vietnamiens évacuèrent notre sol, ce fut à la suite, non d’une démarche américaine, mais d’un solennel avertissement lancé depuis Pékin par MM. Choi en Laï et Chen Yi.
Cette incursion nous apprit bien d’autres choses. L’ambassadeur des U.S.A., M. carl Strom, m’avertit d’abord, au nom de son Gouvernement, que le matériel militaire donné par son pays au Cambodge, devait être exclusivement réservé à la lutte contre les communistes, et en aucun cas employé contre les alliés des U.S.A. Comme nous ne disposions alors que d’armes américaines, il ne nous restait plus qu’à utiliser contre les agresseurs sud-vietnamiens des coupes-coupes, des gourdins et des pierres.
Au reste, il aurait peut-être été plus prudent de nous en tenir à ces moyens héroïques de défense. Car ledit matériel américain était à bout de souffle. Les G.M.C. sur lesquels nous entassâmes nos renforts pour Stung-Treng tombèrent en panne les uns après les autres et c’est finalement grâce à des camions civils réquisitionnés que nos soldats purent atteindre leur destination. Cela n’a jamais été oublié par nos troupes.
Les années suivantes, il devient évident que les Américains, malgré de nombreuses déclarations apaisantes, étaient décidés à mettre fin à notre régime et à notre neutralité, qui offraient un trop « mauvais exemple » à leurs alliés, nos voisins. Tous les moyens furent employés pour parvenir à cette fin.
En liaison avec les gouvernements de Saïgon et de Bangkok, les Etats-Unis favorisèrent le complot sécessionniste du général Dap Chhuon, gouverneur de la Province de Siemreap. Dap Chhuon, chez qui nos forces saisirent un trésor de guerre composé de six valise de lingots d’or, disposait d’un émetteur radio, servi par deux spécialistes sud-vietnamiens, qui assurait en permanence le contact avec Saïgon d’une part, avec l’Ambassade des U.S.A. à Phnom-Penh d’autre part. C’est le diplomate américain Victor Matsui, en réalité agent de la C.I.A., qui était chargé d’aider Dap Chhuon. M. Matsui, américain d’origine japonaise, couvert par l’immunité diplomatique, quiita Phnom-Penh en catastrophe à l’annonce de l’échec de son « poulain ». Il court encore…
Il y eut aussi une bombe au plastic adressée à la Reine ma mère, qui explosa au Palais Royal, épargnant mes parents par miracle, mais tuant le Chef du Protocole et quelques serviteurs. Cette bombe avait été fabriquée à Saïgon sous la supervision de spécialistes américains et introduite au Cambodge par des agents de Diem et des U.S.A., comme l’enquête le démontra.
Ce n’est pas tout : quelques centaines d’ambitieux déçus et aigris, dirigés par l’ancien Président du Conseil pro-japonais Son Ngoc Thanh, s’étaient réfugiés, les uns en Thaïlande, les autres au Sud-Vietnam, où ils vivotaient. La C.I.A., comme tous les prisonniers que nous avons pu faire le révélèrent, leur fournit en abondance, par l’intermédiaire des autorités de Saigon et de Bangkok, armes, équipement et argent – voire même des instructeurs – ainsi que deux puissants émetteurs radio grâce auxquels ils insultent notre Gouvernement et votre serviteur à longueur de journée. De temps à autre, leurs maîtres les lancent contre nos villages et nos postes frontaliers – tout comme les anti-castristes réfugiés en Floride sont appelés à effectuer des débarquements à Cuba. Je dois dire que nos rebelles n’ont pas plus succès que leurs collègues des Caraïbes, et qu’ils payent souvent de leur vie l’erreur de s’être fait les mercenaires de l’étranger.
Je vous rappellerai également la participation active du personnel militaire américain accompagnant les forces sud-vietnamiennes – participation prouvée par le témoignage de nos habitants et des prisonniers – dans toutes les incursions de ces derniers mois contre notre territoire, notamment les sanglantes affaires de Mong, Chantrea, Orek Taey, où tant de nos paysans furent tués – les « vainqueurs » emmenant l’argent, les vélos, les porcs même, dans leurs véhicules amphibies offerts par les contribuables américains au Sud-Vietnam pour « contenir la marée rouge ».
Je citerai enfin le « barrage » systématique qu’opposent les Américains à notre projet de Conférence Internationale pour la neutralisation garantie et contrôlée du Cambodge et la reconnaissance de ses frontières ; les accusations, naguère officieuses, aujourd’hui officiels, selon lesquelles notre pays serait un refuge, un « sanctuaire » pour les Vietcong (ce qui tend à justifier des expéditions militaires contre notre territoire) ; enfin l’aveu d’un correspondant bien connu et fort bien informé du quotidien américain Washington Post, selon lequel « une forte demande émane du Pentagone pour une intervention directe au Cambodge en vue de renverser le neutraliste fantasque Norodom Sihanouk.
Voici, Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, sommairement exposées, quelques-unes des raisons qui font que nous ne pouvons être, quant à présent du moins, les amis des Etats-Unis d’Amérique. Tout pays qui aurait été traité comme le nôtre, avec autant de brutalité et de mauvaise foi, n’aurait pu qu’adopter la même attitude – à moins qu’il ne manque totalement de dignité et de courage.
Est-ce à dire que nous sommes pour toujours les ennemis des U.S.A. ? Je ne le souhaite nullement, pas plus que mes compatriotes. Je connais et j’aime le peuple américain, un peu naïf sans doute, mais simple, hospitalier, sincère, pétri de bonnes intentions.
Dans mes pires démêlés avec l’Administration américaine, dans mes pires difficultés avec la presse d’Outre-Atlantique, il s’est toujours trouvé des Américains de bonne volonté pour m’écrire : « Ne nous jugez pas tous d’après quelques-uns ; continuez à lutter pour votre pays : nous admirons votre patriotisme et nous sommes avec vous ». Des professeurs réputés ont pris courage ment notre défense dans des livres, dans des conférences, des articles de presse. Des cercles intellectuels, des étudiants m’ont demandé des causeries et m’ont fait part de leur sympathie.
Si l’Administration – souvent pour des raisons de politique interne – se conduit aussi mal que possible à notre égard, les réactions saines d’une partie de l’opinion américaine, les discours d’hommes politiques de valeur tels que les Sénateurs Mike Mansfiel, Wayne Morse, Fullbright – et bien d’autres – montrent que les yeux commencent à s’ouvrir et j’espère qu’un jour viendra où les dirigeants américains eux-mêmes reconnaîtront les erreurs et les injustices commises. Mais je crains fort que ce ne soit au lendemain d’un Dien Bien Phu diplomatique ou militaire.
J’en viendrai maintenant à nos relations avec la Chine. Ces relations – je ne vois pas d’autre mot pour les qualifier – sont particulières.
La Chine n’est pas notre voisin immédiat, mais sa grande influence, malgré quelques éclipses, s’est toujours fait sentir dans toute l’Asie du Sud.
Il se trouve que, depuis les premiers siècles de notre existence en tant que nation, nos rapports avec la Chine ont toujours été excellents. Jamais cette puissance, quel que soit son régime, n’a manifesté à notre encontre la moindre tendance à l’impérialisme ou à l’annexionnisme.
Actuellement, les quelque 300 000 Chinois qui vivent chez nous respectent, sur les ordres formels de Pékin, notre souveraineté et s’abstiennent de toute activité de subversion auprès de notre peuple. Bien mieux, beaucoup pénètrent, par la voie de mariages mixtes, dans la société khmère : ils deviennent dès lors sans difficulté – et a fortiori leurs enfants – de loyaux sujets du Royaume. Les Sino-Khmers, intelligents, actifs, ne connaissent plus, au bout d’une ou deux générations, la langue chinoise. Vivant heureux sur notre sol, y gagnant largement leur vie, ils sont « khmérisés » à cent pour cent et fournissent à notre pays la plupart de ses grands commerçant et quelques-uns de ses meilleurs fonctionnaires.
Au contraire, les quelque 400 000 Vietnamiens résidant au Cambodge forment un groupe ethnique fermé, et les mariages mixtes sont très rares. Je ne leur reprocherai pas de mal se conduire à notre égard. La politique intérieure vietnamienne les occupe trop pour qu’ils se mêlent beaucoup de la politique cambodgienne. Ils savent, d’ailleurs, que notre Police est sans indulgence à l’égard des fauteurs de troubles étrangers.
Les relations entre Khmers et Vietnamiens du Cambodge sont donc correcte. Mais elles sont beaucoup moins confiantes qu’avec les Chinois. Car aucun de nos compatriotes n’oublie que les Vietnamiens, de même que les Thaïlandais, sont nos adversaires traditionnels et n’ont jamais renoncé à absorber ce qui reste de notre territoire national : les Sud-Vietnamiens continuent à réclamer l’ensemble de nos îles côtières, les Thaïlandais ne renoncent pas à récupérer le temple de Preah Vihear (qui nous a été restitué, je vous le rappelle, par décision de la Cour internationale de la Haye), et organisent une action subversive d’envergure pour s’emparer de notre province maritime de Koh Kong, la plus poissonneuse du golfe du Siam. J’ajoute qu’un pays qui ne nous avait jusqu’ici montré aucune hostilité, le Laos, dont nous avons sauvé l’existence à la Conférence de Genève 1961-1962 (réunie, on l’oublie trop souvent, sur notre requête) en vient, lui aussi, et malgré la situation lamentable où il se trouve aujourd’hui, à revendiquer notre province de Stung-Treng. Cette réclamation provient, non du Pathet Lao, mais de la droite et des neutralistes, ou soi-disant tels, du Prince Souvanna Phouma.
Nous sommes donc entourés de gens qui rêvent de s’agrandir à nos dépens – et ces gens-là sont des alliés, des protégés des Etats-Unis. Malgré cela, les Occidentaux, à l’exception de nos amis français toujours compréhensifs à notre égard, nous demandent de n’accorder aucune attention à ces exigences territoriales – puisqu’elles proviennent de puissances du monde libre – et à craindre plutôt le « Dragon Chinois » - puisqu’il est communiste. Nous vivons vraiment, Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, dans un monde à l’envers, d’où toute logique, tout bon sens sont bannis.
Bien entendu, si notre région doit être un jour submergée par le communisme, souhaitons-nous sincèrement que soit la Chine, et nulle autre puissance socialiste, qui prenne en charge notre pays, car nous savons qu’elle nous comprend et qu’elle maintiendra, en tout état de cause, notre intégrité territoriale.
Il va de soi que nous essaierons jusqu’au bout de n’être les satellites de personne. Les Khmers royalistes, nationalistes, aiment leurs traditions, attachés à leurs libertés et à leur joie de vivre, n’ont aucune prédisposition pour la satellisation. C’est pourquoi je lutte, au milieu d’immenses difficultés, pour maintenir mon pays indépendant et hors des camps.
On me dit parfois que nous ne devons pas nourrir d’illusions, que notre neutralité ne peut tenir éternellement et qu’un jour viendra où nous serons « avalés » par le camp vainqueur – qui, selon toute vraisemblance, sera, pour notre région, le camp chinois.
Je sais bien que nous ne pourrons maintenir notre position actuelle jusqu’à la fin des temps et que même si le monde socialiste accepte actuellement, comme beaucoup le croient, la perspective d’une assez longue pause dans sa marche vers la conquête, un jour viendra où il s’estimera assez fort pour imposer sa loi.
Dans une telle hypothèse, le destin du Cambodge sera éviemment scellé. Mais nous aurons connu cinq ans, dix ans, peut-être quinze ans supplémentaires de paix et de sécurité – ce qui est, en tout cas de cause, bon à prendre. Nous villes et nos compagnes n’auront pas été ravagées, des centaines de milliers de nos compatriotes auront évité la souffrance et la mort, notre édification nationale aura été menée bien – ce dont notre peuple, quel que soit le régime où il vivra, profitera toujours.
Par ailleurs, ce temps gagné, ces années sauvées, permettront sans doute au communisme de continuer son évolution, très sensible depuis quelque temps. Il n’y a déjà plus, en fait, de « camp socialiste » uni. De plus en plus, les pays socialistes européens mènent leurs affaires selon leurs intérêts propres dans une indépendance grandissante à l’égard des chefs de fils les plus révérés. La nation de « satellite » s’estompe en attendant sans doute de disparaître. Ce qui se passe en Europe se passera nécessairement en Asie, compte tenu du retard des nations de ce contient sur les nations européennes du point de vue de l’équipement, de l’industrie, de l’infrastructure, etc. Une fort intéressante indication en est donnée par le Président Ho Chi-Minh de la R.D.V.N., qui interviewé récemment pour le compte de la R.T.F. par Danielle Hunebelle, a souligné avec énergie que son pays se refusait à être le satellite de quiconque, même de la Chine Populaire.
On peut espérer aussi que, sous l’impulsion de nation hardiment novatrice comme la France – qui est actuellement la nation de l’Ouest la plus respectée et la plus écoutée en asie – le monde occidental évoluera à son tour dans ses rapports avec le monde communiste, que les frictions disparaîtrons peu à peu et qu’un « modus vivendi », basé sur l’intérêt commun, remplacera l’affrontement actuel, aussi dangereux que stérile.
Gagner du temps, pour un peuple comme le nôtre, c’est éviter à coup sûr une inutile destruction, c’est aussi augmenter ses chances de conserver une certaine indépendance et une certaine liberté. Comme, de toute façon, ce ne sont pas 5 800 000 Cambodgiens et une armée de 29 000 hommes qui changeront la face des évènements en Asie, nous n’avons rien d’autre à faire qu’à rester le plus longtemps possible ce que nous sommes.
On nous demande parfois, pour les raisons que vous imaginez si nous ne sommes pas quelque peu « simplets » en croyant aux bonnes paroles que nous prodiguent les puissances communistes. « Croyez-vous réellement qu’elles vous aiment pour vos beaux yeux ? » ajoute-t-on.
C’est vraiment nous prendre pour plus sots que nous ne sommes. Si nous étions aussi naïfs, nous n’occuperions pas la position, somme toute enviable, où nous nous trouvons placé, nous ne mériterions pas l’éloge qu’à bien voulu faire de nous le général de Gaulle lorsqu’il a dit : « Le Royaume Khmer, par son unité nationale solidement maintenues, par l’exemple qu’il donne du maintien sur son territoire de la liberté, de la paix et de l’ordre public, est un facteur exemplaire de stabilité dans la région ».
En fait, nous savons parfaitement que tout pays, qu’il soit grand ou petit, n’agit que selon son intérêt, et jamais pour les beaux yeux d’un autre.
Nous aussi, lorsque nous nous lions d’amitié avec le camp socialiste – et avec d’autres puissances – c’est parce que nous y trouvons notre avantage. Pour le moment, par exemple, l’intérêt des pays socialistes est de nous soutenir, de nous respecter. Notre intérêt à nous est d’accepter ce soutien et ce respect. Mais nous restons sans illusions à l’égard de quiconque. Entre gouvernements, l’amitié n’est que la coïncidence des intérêts.
Je crois qu’il serait équitable de juger notre neutralité, non point d’après l’état de nos relations avec les puissances de l’un ou de l’autre bloc, mais d’après notre conduite sur le plan pratique.
Or il est évident que, jusqu’ici, nous ne sommes devenus les satellites, ni même les alliés de personne. Que nous ne tolérons pas chez nous les propagandes idéologiques subversives. Que nous n’acceptons aucune base, aucune troupe étrangères sur notre territoire, mais simplement une coopération avec les nations qui nous la proposent et se conduisent correctement à notre égard – en l’espèce la France et quelques pays socialistes. Qu’en politique étrangère nous n’avons jamais adopté une politique d’hostilité systématique à l’égard des pays occidentaux (qu’on veuille bien rapporter, par exemple, à nos divers votes aux Nations Unies, et l’on verra que nous sommes jamais ingérés dans les affaires des autres, même des nations voisines hostiles, à qui nous aurions pourtant pu créer de nombreuses difficultés, etc.
Telle est, dans la réalité des faits, la neutralité khmère, souvent qualifiée à tort de « neutralisme ».
Et pourtant, on doit admettre que l’attitude carrément hostile et parfois intolérable adoptée depuis plusieurs années à notre égard par les Etats-Unis et leurs protégés asiatiques aurait conduit bien des nations, à notre place, à se jeter dans les bars des communistes. Moi-même, que la presse américaine traite couramment de fou, d’excentrique, de déséquilibré (ce qui me fait sourire, mais indigne au plus haut degré le peuple khmer qui m’est très attaché), j’ai veillé personnellement à ce que notre position générale ne dévie pas.
Chaque fois que l’on m’apporte une coupure de la presse américaine, je suis certain d’y trouve, au regard de mon nom, l’épithète : « mercurial », qui veut dire « changeant ». Bien sûr, mes méthodes varient. Pour tenter de parvenir à la neutralisation complète et au contrôle généralisé de mon pays, j’ai fait des tentatives en diverses directions. J’ai essayé du côté occidental, ne rencontrant la France exceptée, qu’ironie ou rebuffades : j’ai essayé du côté socialiste, trouvant un meilleur accueil, mais suscitant les pires menaces des Etats-Unis, qui n’admettent pas que nous cherchions ailleurs ce qu’ils nous refusent.
Si j’ai adapté mes méthodes aux changements de la conjoncture aux diverses possibilités qui s’offraient pour le présent et surtout pour l’avenir des frontières et de l’indépendance de mon pays. Depuis dix ans, le plus strict censeur ne peut enregistrer aucun changement à cet égard. Si ma tactique est « souple », ma politique est rigide. Et je suis reconnaissant à un éminent professeur américain, M. Armstrong, auteur du livre : Sihanouk parle, d’avoir écrit : « C’est un fait curieux que le Cambodge, surtout grâce aux efforts du Prince Sihanouk, son ancien roi, a atteint un niveau de stabilité, de progrès et de prospérité inhabituels dans la région ». Le même professeur ajoute : « Le Cambodge est la seule partie de l’ancienne Indochinoise qui ait gardé son intégrité territoriale et sa souveraineté non compromises ». Et, après avoir dressé un noir mais véridique tableau de la situation générale en Indochine, il conclut : « Seul le Cambodge semble avoir résisté aux tempêtes de la guerre froide ».
Permettez-moi maintenant, si je n’abuse pas votre patience, d’élargir le problème et de vous parler, non seulement en tant que Cambodgien, mais en tant qu’Indochinois et même en tant qu’Asiatique.
Je crois que le grand tort du monde libre (la France, encore une fois, exceptée) a été de se refuser à reconnaître que son intérêt bien compris était, non pas de détruire, mais au contraire de renforcer la neutralité que le Cambodge a édifiée par ses propres efforts et qui aurait pu constituer un solide noyau nationaliste à partir duquel aurait pu être bâti le « cercle » des nations non engagées d’Indochine.
Ce refus a été imposé aux puissances occidentales – U.S.A. et Grande-Bretagne – par leurs protégés asiatiques, les Sud-Vietnamiens et surtout les Thaïlandais, qui ont fait l’impossible – afin d’assouvir des haines anciennes – pour dissuader leurs protecteurs de s’engager dans la voie du « neutralisme », qu’ils présentaient comme « l’antichambre du communisme ».
Il était pourtant profondément illogique de refuser au Cambodge la reconnaissance internationale de sa neutralité – au Cambodge qui a maintenu sa neutralité depuis dix ans contre vents et marées – et d’accorder au Laos en proie à la guerre civile et où les neutralistes sincères se comptaient sur les doigts d’une main.
La raison de cet apparent illogisme n’est que trop évidente. On a cru un temps, à Washington et à Londres, que l’accord sur le Laos permettrait de duper Pékin, Moscou et Hanoï, et de les amener à se « désengager » du royaume lao tandis que l’Occident continuerait, par divers biais diplomatiques et politiques, à soutenir les forces de droite qui étaient alors sous le commandement du général Phoumi Nosavan.
C’était faire bon marché de la perspicacité et de la vigilance des nations socialistes. Aucun désengagement ne viendra de ce côté si les Occidentaux ne donnent pas la preuve qu’ils sont prêts à « jouer le jeu » honnêtement. Il est certain que les communistes n’abandonneront pas par bonté d’âme à leurs adversaires les gains territoriaux, moraux et psychologiques qu’ils ont pu acquérir. Aussi donnerai-je peu de chances à la Conférence (restreinte) de Zurich sur le Laos, « mijotée » par les Anglais pour échapper à une véritable confrontation internationale… et à une défaite militaire trop prévisible de la droite phoumiste. Les Anglais ont eu, pendant longtemps, une grande réputation d’habilité. Depuis qu’ils marchent – pour sauver Singapour et Malaysia – dans le sillage américain, ils paraissent nettement moins bien inspirés.
La seule solution qui ait une chance de ramener la paix dans cette région, est et reste l’adoption de la proposition présentée voilà quelques mois par le Cambodge et plus récemment par la France, à savoir réunir une Conférence de tous les pays intéressés pour examiner l’ensemble du problème indochinois – conférence qui, si elle aboutissait dans le sens que souhaitent ses promoteurs, conduirait à la neutralisation garantie et soigneusement contrôlée du Cambodge, du Laos et du Sud-Vietnam.
Certains veulent relever une contradiction de la politique française dans le fait que la France entend favoriser le désengagement de l’Indochine tout en prêchant le renforcement de la solidarité des nations européennes contre le communisme.
Je ne vois là aucune contradiction, car l’Europe et le Sud-Est Asiatique sont des choses très différentes, par la position géographique, la mentalité et le niveau de vie des peuples, la puissance militaire, le régime politique.
Bien souvent, en Europe occidentale, le neutralisme n’est pas nécessaire ou n’a pas de sens. Le niveau de vie est en général nettement plus élevé que celui des pays communistes proches. La puissance militaire et industrielle soutient facilement la comparaison avec celle du bloc socialiste – même l’U.R.S.S. n’a pas à cet égard une supériorité écrasante sur l’Europe de l’Ouest. Le régime occidental est la plupart du temps réellement démocratique et l’association entre pays de même tendance se fait, sauf rarissimes exception, sur une base d’égalité.
Les Etats du Sud-Est asiatique, par contre, écrasés par la proximité de la Chine Populaire et de la République Démocratique du Nord-Vietnam, ligotés par les intrigues des U.S.A., sont bien loin de jouir des mêmes avantages. La plupart, restés sous-développés, vivent sous des régimes dictatoriaux qui ignorent la justice sociale. Ils n’ont même pas de puissance militaire propre – les pays soi-disant « fort » militairement : Sud-Vietnam, Formose, Thaïlande, ne le sont que par la grâce des Etats-Unis, et cesseront de l’être lorsque ceux-ci décideront de réduire ou de supprimer leurs crédits. Enfin, et compte tenu de tout ce qui précède, ils ne sont pas susceptibles d’être des alliés à part entière de l’Occident.
J’ajouterai que la chine populaire et la république démocratique du Nord-Vietnam, quelque crainte qu’elles puissent inspirer, sont malgré tout, des nations « jaunes » - c’est-à-dire, pour la plus part des asiatiques, des « nations-sœurs ». Tandis que les Américains, même s’ils se présentent comme « non-colonialistes », sont et restent pour nos peuples des « blancs », des étrangers à notre continent.
Or, si le chant des sirènes communistes peut laisser indifférents les Européens de l’Ouest, il n’en est pas de même des asiatiques dont le pays est occupé par des « blancs », dirigé par un gouvernement dictatorial et souvent corrompu. Qui n’offre au peuple aucune justice, aucun avantage social – seulement une perspective indéfinie de guerre, de destruction et de misère.
C’est le mérite du général de Gaulle d’avoir compris cette différence fondamentale entre le problème communiste en Europe occidentale, et le même problème en Sud-Est Asiatique.
L’Occident ne peut donc qu’échouer lorsqu’il tente d’aligner sur lui, contre le communisme, les pays du Sud-Est asiatique. Le choix lui reste entre la neutralisation de ces pays, ou la poursuite d’une guerre insensée qui n’évitera pas la communisation, mais qui risque de déclencher un conflit généralisé dans notre région.
Mon ressentiment pour les Américains provient, non pas du fait que je sois pro-communiste, mais bien au contraire du fait que les U.S.A., en s’obstinent à continuer une guerre perdue d’avance et en cherchant à détruire les neutres, se font, sans en être conscients, les meilleurs agents du communisme en Indochine. Si le Cambodge est prochainement entouré de nations « rouges », il le devra sans aucun doute possible aux Américains, à propos desquels un diplomate soviétique a reconnu devant moi qu’ils servaient le camp socialiste « bien mieux que les meilleurs propagandistes marxistes ».
Washington tente de mystifier l’opinion publique occidentale en lui présentant sa guerre au sud-Vietnam comme une guerre de libération, faite à la demande du peuple vietnamien lui-même et dans son seul intérêt – une guerre très différente, moralement et matériellement, de la guerre « coloniale » que menaient autrefois les « impérialistes français » en Indochine.
J’ai bien des raisons d’être anti-colonialiste. Mais je dois à la vérité de reconnaître que, dans leur guerre contre le vietminh, les Français ont bénéficié de la coopération de beaucoup d’Indochinois patriotes, qui espéraient que ce combat déboucherait un jour sur l’Indépendance.
Les Américains, qui prétendent lutter au Sud-Vietnam pour « la liberté et la démocratie », pour « le bonheur du peuple vietnamien », n’ont par contre aucune patriote à leur côté, tant parmi les masses que parmi l’élite – en dehors de la poignée d’ambitieux qu’ils ont hissés au pouvoir et qui n’y demeuraient pas un instant sans leur présence et leur protection.
Le peuple vietnamien est hostile à toute occupation étrangère. Il est las d’une guerre qui, sous des aspects divers, dure depuis vingt-cinq ans et dont les Etats-Unis seuls l’empêchent de voir la fin. Il est las des dictateurs, civils et militaires, que les U.S.A. lui imposent depuis 1955. Il réclame un minimum de liberté et de démocratie et s’indigne de voir ses gouvernements (qui ne l’ont jamais consulté et ne représentent qu’eux-mêmes) recevoir avec soumission les ordres de Washington.
Le résultat est très clair : le Vietcong contrôle actuellement les quatre cinquièmes du Sud-Vietnam, le cinquième demeurant, de jour tout au moins, sous l’autorité des Américains et de leurs protégés de Saigon.
Et l’on voudrait que notre pays suivît l’exemple Sud-Vietnamien alors qu’il est le seul de toute l’Indochine où l’on connaisse la paix, la sécurité, le progrès et le bonheur de vivre ?
Il faudrait vraiment que nous ayons la vocation du suicide pour marcher dans la voie où les U.S.A. ont entraîné les infortunés peuples vietnamien et laotien.
Les chefs de file du monde occidental nous accusent alors d’être pro-communistes – accusation qu’ils lancent automatiquement contre ceux qui objectent à leur folle tactique. Ils ne se rendent pas compte que notre différend avec eux provient essentiellement, non pas de notre sympathie pour le communisme, mais de la différence de nos conceptions quant au moyen d’éviter la communisation de l’Indochine.
Notre conception est la suivante :
- Créer une zone-tampon, composée du Cambodge, du Sud-Vietnam et si possible du Laos, qui sépare réellement les communistes et les occidentaux dans cette région où ils s’affrontent très dangereusement et pour eux, et pour nous.
- Obtenir le désengagement complet des Américains du Sud-Vietnam et du Sud-Laos, afin d’obtenir un désengagement complet, simultané et parallèle, des communistes au Sud-Vietnam et au Laos.
- Réaliser la neutralisation de nos trois pays sous garantie formelle de l’Est et de l’Ouest, avec contrôle sérieux approprié.
- Satisfaire aux aspirations populaires profondes à une démocratie et une liberté réelles, et surtout à l’indépendance.
- Satisfaire aux aspirations populaires à la paix, à la justice sociale et au progrès (comme nous le faisons avec passion au Cambodge)
A
cet égard, je voudrai souligner que le socialisme khmer, considéré par certains Occidentaux comme une preuve de notre inclination vers le communisme, est au contraire destiné à concurrencer celui-ci en offrant à notre peuple, jour après jour, tout ce que la propagande marxiste promet de lui offrir… au bout de plusieurs générations, et en échange de sa liberté.
J
e dois tout de même, pour être honnête, prévenir que ce « plan de sauvetage » de l’Indochine non communiste risque chaque jour davantage d’être dépassé. Les progrès du communisme sont tels au Sud-Vietnam et au Laos que la perspective d’y installer des gouvernements nationalistes et neutres devient de plus en plus aléatoire, tandis que se confirme la probabilité de l’installation de gouvernements purement communistes.
Il est évident que le camp socialiste, qui accepte encore aujourd’hui la neutralisation des trois pays, n’aura plus aucune raison de le faire demain. Je le répète : demain, il sera trop tard.
Je vous demande de m’excuser, Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, de vous avoir si longuement exposé nos problèmes et ceux du Sud-Est Asiatique.
Mais où aurais-je pu développer ces problèmes, d’une si grande importance pour la paix du monde et l’état des relations Est-Ouest, mieux que devant un auditoire aussi réceptif et indépendant d’esprit que le vôtre, en ce pays de France que j’aime parce que le bon sens et la logique y furent toujours respectés, parce que le racisme y est inconnu, parce que je ne m’y sens nullement un étranger ?
Je vous remercie de votre attention et de votre patience.