Éditorial MOULKHMER
Moulkhmer n° 127, Août 1991
Vers une mauvaise paix
Bloqué encore au mois de Mai, le processus de règlement du conflit cambodgien s’est débloqué soudainement et contre toute attente en Juin. Le 6 Juin, en effet, le Prince Sihanouk annonçait, à la surprise générale, qu’il retournerait à Phnom-Penh en Novembre invité par M. Hun Sen qui s’était entendu à Djakarta lors d’une réunion pourtant infructueuse du « Conseil National Suprême (C.N.S) ». A partir de ce moment-là les choses sont allées vite. Il est vrai qu’entretemps le rapprochement entre la Chine et le Vietnam communiste s’était précisé. Les grands « sponsors » des deux camps cambodgiens opposés (la « coalition » regroupée désormais au sein du « C.N.S. » et le gouvernement de Phnom-Penh, qui en fait également partie) étant d’accord entre eux au sujet du Cambodge, rien ne s’opposait plus, effectivement, au déblocage du processus devant conduire à la paix dans ce pays. On a vu alors les évènements s’accélérer, au rythme de nouvelles réunions du « C.N.S » tenues à intervalles assez rapprochés à Pattaya (Thaïlande), puis à Pékin et de nouveau à Pattaya tout récemment (du 26 au 29 Août).
Cette dernière réunion s’était achevée cependant sur un désaccord entre les quatre factions cambodgiennes, au sujet des modalités de scrutin concernant les élections, théoriquement « libres et démocratiques », qui doivent marquer l’achèvement du processus engagé pour en finir avec la guerre civile au Cambodge. Mais le demi-échec de la seconde réunion de Pattaya ne parait pas susceptible de remettre en cause le processus en question. D’ores et déjà la trêve fragile qui avait été instaurée le 1er Mai dernier a été transformée, le 24 Juin, en un cessez-le-feu pour une durée illimitée. Si bien que les combats entre factions adverses ont cessé, définitivement on veut l’espérer. Par ailleurs la suite du processus est déjà programmée, au moins dans les grandes lignes, et même si des retards se produisent (suite au demi-échec de « Pattaya bis »). Il parait fort possible que tout soit réglé, ou sur le point de l’être, d’ici à la fin de cette année.
Malheureusement le règlement qui se dessine, tel qu’on peut déjà l’entrevoir, ne s’annonce pas satisfaisant. En fait, on v vers une solution « rouge » ou « rose » plus ou moins déguisée. Car dès maintenant les Khmers Rouges sont assurés de pouvoir revenir à l’O.N.U. (sous la houlette de Sihanouk) et à Phnom-Penh (grâce à lui également), tandis que l’actuel régime provietnamien de Phnom-Penh est sûr de n’être pas démantelé jusqu’à la tenue d’élections générales qui sont encore hypothétiques. De toute manière ces élections dominantes (communistes l’une et l’autre) face aux deux factions « nationalistes non-communistes » dont la très faible implantation sur le terrain ne laisse rien augurer de bon.
Le « plan de paix » de l’O.N.U., intrinsèquement mauvais d’ailleurs puisque destiné à légaliser le retour des Khmers Rouges dans la vie politique cambodgienne – sous le prétexte d’un « règlement global compréhensif » - ne ressemblera plus à ce qu’il était à l’origine. Il ne sera dons jamais appliqué sous sa forme initiale. Certes, il est toujours prévu un déploiement onusien au Cambodge. Mais quand, comment et dans quelles proportions ? On peut se le demander puisque, jusqu’à présent du moins, l’O.N.U. et les cinq membres permanents de son Conseil de Sécurité se sont bien gardés d’avancer des chiffres (combien de « casques bleus » et combien de milliards de dollars pour financer leur déploiement ?). Tout reste donc encore dans le flou au sujet du rôle que l’O.N.U. devrait jouer concrètement au Cambodge le moment venu. Ce qui apparait par contre comme une donnée déjà irréversible, c’est le fait que les Nations-Unies ne prendront en considération que les quatre factions existantes qui, sous l’étiquette du « C.N.S. », vont occuper le siège du Cambodge à l’O.N.U. dès la fin de Septembre (siège qui était vacant depuis un an). Ces quatre factions auront donc le champ libre pour manœuvrer à leur guise, notamment lors d’éventuelles élections, puisqu’aucune autre composante politique n’est prise en compte dans le règlement de paix qui se met en place actuellement. Il faut malheureusement noter, à ce sujet, qu’aucune « cinquième force » cohérente et crédible n’a réussi à émerger depuis 1979…
En tout état de cause la paix qui se mijoter aujourd’hui sera une mauvaise paix, et cela pour plusieurs raisons. Tout d’abord parce que les Khmers Rouges sont officiellement et étroitement associés au processus de règlement en cours. Le génocide est effacé, oublié, on n’en fera plus mention – ce qui est tout simplement scandaleux. Puis on constate que seules pourront parler, au nom du peuple cambodgien, quatre factions qui n’ont aucune légitimité d’aucune sorte et qui qui toutes sont aux antipodes des plus élémentaires notions de démocratie. Enfin le système qui va s’établir en attendant des élections est absolument inviable. Car comment vont coexister et fonctionner à Phnom-Penh simultanément un « super-gouvernement » (le « C.N.S. »), une administration Hun Sen qui reste en place (puisque non démantelée) et une « Autorité transitoire des Nations-Unies (UNTAC, qui n’existe encore que sur le papier) ? Il ne faut pas être grand clerc pour prévoir qu’un tel système – une sorte de monstre à trois têtes – sera, très vite, impossible à gérer. Et qu’il se transformera, très vite aussi, en un « panier de crabes » de la pire espèce, donnant naissance à un affreux gâchis et à une situation pour le moins chaotique. Situation dont, à plus ou moins long terme, profiteront seuls les Khmers Rouges (prochinois et provietnamiens) qui, dans l’intervalle, conserveront un « profil bas » et attendront patiemment leur heure.
Il parait donc difficile, dans ces conditions, de se réjouir à la perspective d’une paix qui s’annonce aussi franchement mauvaise. Les responsabilités, en ce qui concerne cette mauvaise paix qui approche, sont partagées entre le Prince Sihanouk – qui veut à tout prix revenir à Phnom-Penh avec le titre de Chef de l’État (et « après moi, le déluge ») – et les quatre factions d’une part, leurs « sponsors » étrangers et l’O.N.U. elle-même, d’autre part (pour cause de paternité d’un « plan de paix » irréaliste et irréalisable sous sa forme première et « global »). Mais épiloguer sur ces responsabilités n’aurait plus guère d’intérêt aujourd’hui, puisque le mal est fait – ou plutôt en train de se faire inéluctablement. Il ne reste donc plus qu’à attendre la suite, déjà prévisible, des évènements. En espérant toutefois que les régimes communistes de Pékin et Hanoi, qui veulent maintenir une Indochine « rouge », finiront par s’ »crouler entretemps, comme tous ceux d’Europe de l’Est. Tout serait alors remis en question, et les quatre factions cambodgiennes se trouveraient inévitablement écartées du paysage politique khmer. Mais dans quel état se trouvera le Cambodge, lorsque cette délivrance surviendra ?...
MOULKHMER