Evasion 2012
Promenade de l’Esprit 7
Existait-il une noblesse dans le Cambodge ancien ?
Plusieurs spécialistes affirment que la noblesse n’existe pas au Cambodge ancien, car les Moha Montrey khmers ne détiennent leur dignité qu’à titre précaire et nullement transmissible ; la volonté du Roi peut à tout moment les replonger dans le néant. Admettons que cette affirmation soit vraie. Elle soulève alors une question d’ordre pratique : comment les rois khmers pouvaient régner pendant dix-neuf siècles sans savoir eu une masse de fidèles pour aider à faire appliquer les lois royales et à préserver les droits régaliens ?
Controverse :
Je provoque ce débat en me posant une question de conscience : Quel est l’intérêt de cette discussion ? Pour moi, n’est certainement pas une plaidoirie pour défendre ou faire renaître la noblesse khmère. Dans ce débat, je ne prétends sûrement pas être un inventeur ou un littérateur agité qui veut troubler les thèses conventionnelles existantes. Je veux tout simplement donner un autre point de vue. Depuis un certain temps, je crois que je suis insupportable pour certains orientalistes. En effet, ils ont monopolisé la connaissance de la civilisation angkorienne pendant plus de huit décennies (depuis 1889 jusqu’à aujourd’hui). Leur savoir est fondé sur les études des monuments historiques du Cambodge, lesquelles donnent aux auteurs un pouvoir et un droit exclusif pour interpréter l’histoire d’un peuple au nom de la loi scientifique. Cette intelligence transforme l’histoire khmère en connaissance qualifiée de « universelle » ou plutôt « globale ». Sa seule version suffit donc peut-être pour satisfaire la curiosité de l’humanité. Et pourtant Georges Cœdès, lui-même, rappelait toujours que les monuments khmers sont des édifices religieux, les inscriptions gravées sur ces monuments ont un caractère rituel, et c’est dans ce miroir déformant que l’on est obligé d’étudier la civilisation et la pensée khmère. Gilberte de Coral Rémusat (ancienne chargé de mission au musée Guimet) dans son livre (l’art khmers – Grandes étapes de son évolution), a bien voulu avertir les lecteurs sur un point, que j’aimerais bien souligner : le Protectorat de la France, établi en 1863 au Cambodge, et, en 1907, la rétrocession par le Siam de la province où se trouvent les ruines d’Angkor on fait de l’archéologie khmère une branche de la science française. Cette discipline fait rêver les Cambodgiens, les transforme ensuite en un « être du ressentiment » permanent. Elle devient le point de repère de l’esprit martial pour les dirigeants cambodgiens et, pendant la période sanguinaire de 1975 à 1979, Pol Pot plastronnait et imposait de force à son peuple de se lever pour reconstruire la puissance khmère sans tenir compte de l’état réel du Kampuchéa. Il n’y aurait rien de pire que de vouloir faire la révolution par une vulgaire manipulation de l’histoire du pays, question d’attirer le soutien du peuple.
La monarchie khmère avait besoin, comme toutes les monarchies anciennes dans le monde, d’une organisation munie d’un système hiérarchisé lui permettant d’appliquer les ordres. Cette organisation correspond à ce qu’Elias Canetti, intellectuel allemand, exilé à Londres en 1938, nomme le cristal de masse (Histoire d’une vie). Qu’est-ce que le cristal de masse ? C’est une structure statique et permanente douée de la propriété de représenter tous les aspects essentiels d’une masse donnée. Pour la monarchie khmère, le cristal de masse était représenté par des « Montrey » qui fournissaient à la monarchie la meilleure partie de son corps permanent de fidèles. Les Montrey étaient comme un ordre aux lois strictes, quoique non écrites, ou encore comme un corps héréditaire connaissant bien la musique qu’il inculquer à son public. Qui sont les Montrey ?
J’aimerais présenter tout d’abord le tableau de titres de dignité des Montrey : Samdech, Okgna, Chao Poňéa, Préas Luong, Luong, Khun, Moeun, Néay. Selon Khin Sok, sont considérés comme Moha Montrey (grands Montrey) les Samdech et les Okgna, les autres ne sont que des fonctionnaires moyens et subalternes.
Les Montrey :
Je ne traduits pas ici le mot Montrey (origine sankrite) par le mot « mandarin », parce que je ne veux pas céder à la facilité des orientalistes qui confondent le mandarin chinois avec le Montrey khmer. Le mot mandarin ne se présente pas avec toute la rigueur du sens du mot Montrey khmer. Un besoin d’explication permettra les distinctions et précisions nécessaires concernant la tradition qui la tradition qui n’a pas de sens en cambodgien. On dit un mandarin chinois ou vietnamien mais jamais un mandarin cambodgien, car cette traduction fait rire sous cape les Khmers. D’abords le mot Montrey a déjà plusieurs sens en cambodgien : un intellectuel ou celui qui possède le savoir ou celui qui dirige une affaire d’État ou celui qui possède l’honneur ou celui qui s’est distingué tout simplement du Reastr (homme du peuple) par son titre de dignité. Un Montrey est un état d’esprit ou une mentalité. Il appartient à un groupe intrinsèquement différent du Reastr. Les Montrey se forment en une catégorie sociale fermée fondée sur le pouvoir et pratiquent l’endogamie à l’intérieur du groupe. Cette catégorie se crée sa propre préférence, sa norme et ses corollaires. Elle est un but en soi car on devient Montrey pour acquérir deux choses : le pouvoir et la richesse.
Les Khmers comprennent bien qu’il y a une dissemblance entre un mandarin chinois et un Montrey khmer. Il y a deux points qui nous permettent de déceler la distinction entre les deux : les conditions d’affiliation et la relation de pouvoir entre les Montrey et leur souverain.
Les conditions d’affiliation :
Dans la Chine ancienne, la voie d’accès au titre de mandarin était démocratique et fondée sur la morale confucéenne. Tous les lettrés (des Chinois instruits) désiraient accéder au titre de mandarin pouvaient participer au concours, lequel était organisé au niveau national par la maison impériale. Quant au titre Montrey, la voie d’accès était assurée par les liens de parenté. Pour devenir Montrey, il y avait une seule possibilité : être fils d’un Montrey. Un père Montrey avait exercé toute influence afin que son (ses) fils puissent devenir à son tour un Montrey. Dans le Cambodge ancien, on était Montrey de père en fils. Bien entendu, le niveau ou le titre de dignité du fils n’étant point le même que celui du père, mais pour eux, ce qui compte le plus, c’est de porter le titre de Montrey, car ce titre leur permettait d’être le maître du Reastr. De toute façon le peuple khmer voyait en Montrey comme un « Neak Mean Bon » (celui qui a reçu un mandat céleste). Ce concept est fondé sur le principe fataliste de l’hindouisme : l’homme est le produit de ses activités passés : « c’est écrit sur son crâne », disent souvent les Khmers. Bel instrument d’harmonie sociale et de stabilité au profit des Montrey. M. Say Bory dans sa thèse (Administration rurale du Cambodge et ses projets de réforme) pour le doctorat de spécialité en science administrative (1974) écrit sur la conception de Neak Mean Bon, dont voici le texte :
« Celui qui a le Bonn (mandat céleste) est appelé dans la coutume khmère « Neak Mean Bon ». Cette conception, nous l’appelons « conception évènementielle » puisqu’elle détermine l’origine du pouvoir par un évènement insolite quasi-inexplicable par la raison pure. Nous préférons l’expression « conception Neak Mean Bon » à la « conception évènementielle », car pour nous, Khmers, cela se comprend tout de suite. Sans besoin d’autres explications.
La conception « Neak Mean Bon » permet de légitimer tout pouvoir en place, qu’il soit d’origine divine ou populaire. C’est peut-être le corollaire de la théorie de résignation que les dirigeants khmers de l’époque voulaient inculquer à la masse dans le but de ne pas briser l’unité du peuple par trop de divergences dans les conceptions de pouvoir. Celles-ci étaient réservées uniquement au groupe dirigeant ».
La relation de pouvoir entre les Montrey et leur Souverain :
Le Roi étant le maître et l’unique propriétaire du Royaume, il nommait et révoquait à son gré les Montrey. La pratique d’une autorité absolue du roi devait à chaque fois se référer à la loi coutumière du pays. Les Moha Montrey avaient une attribution spéciale, l’obstacle légal, qui consiste dans le droit de rappeler au souverain sur certains oukases royaux qui sont contraire à la loi coutumière. Si le roi ne tenait pas compte de leurs observations, ils le laissaient faire, parce que la règle traditionnelle dit que la parole du roi est comme la foudre, comme le diamant (terrible, respectable, précieuse). Celui qui transgresse la décision royale sera condamné à une amende proportionnelle à sa dignité, conformément à la loi. Khin Sok a commenté dans son livre sur ce point que l’histoire khmère a démontré que cette loi n’a pas empêché certains princes ou Montrey de s’élever contre des décisions royales insensées ou absurdes, ou contre un roi ayant une mauvaise conduite, dont voici un exemple :
« En 1586, le Roi Satha (1579-1595) fit couronner ses deux fils, Chey Chétha et Poňéa Tân, âgés alors respectivement de 11 et 16 ans. En même temps, il éleva son frère cadet, Srei Soriyopor à la dignité d’Oparach (Vice-roi). Cette décision fut mal accueillie par certains Montrey, qui la considéraient contraire à la coutume : la coutume ne permet pas, sans raison valable, être confiée à des princes en bas âge la charge royale ; de plus, Srei Soriyopor était considéré comme étant le plus apte pour succéder au roi sur le trône. Il en résulta que, lors de l’invasion siamoise de 1594, les Moha Montrey ne se firent plus devoir de défendre le pays. Ainsi le général chargé de défendre la province de Siemreap, lorsque l’armée siamoise arriva à Battambang, décida de se retirer avec ses troupes à Pursat, parce qu’il ne voulait pas risquer sa vie pour un roi qui n’avait plus de conscience morale. Ce fut une des principales causes de la prise de Longvêk (ancienne capitale khmère) ».
C’est ainsi que le pouvoir des rois khmers peut revêtir à la fois un aspect redoutable et fragile, dominant un jour un royaume pour finir balayé par un souffle ou un mécontentement des Montrey. Quant à la relation de pouvoir entre l’Empereur chinois et ses mandarins, elle était fondée sur la morale confucéenne : le respect scrupuleux de l’ordre et de l’Empereur. Il est impossible à la cour impériale chinoise de laisser ses mandarins de faire des observations à l’Empereur sur les décisions impériales par rapport à la coutume ancienne. Il est impensable aussi pour un général chinois de refuser de se battre contre l’armée étrangère sous prétexte que son Empereur n’a plus de conscience morale.
Dans le Kram Préas Réchéa Pradâphisêk (anciennes lois constitutionnelles khmères), un chapitre, intitulé Préas Saupéarn Bâth, est consacré entièrement aux titres de dignité des Montrey, et lesquels sont considérés comme un des cinq attributs principaux de la royauté khmère. Par cette importance, il est utile de savoir s’il s’agit de titres de noblesse au sens occidental du terme ou s’il s’agit tout simplement de titres des fonctionnaires de l’État ?
Les Montrey étaient-ils des nobles khmers ?
Il faut savoir d’abords qu’est-ce qu’un noble au sens occidental du terme ? Celui qui fait partie d’une catégorie de personnes qui possèdent des titres les distinguant des autres, et qui est issu historiquement d’une classe jouissant, sous le régime monarchique, de privilèges soit de naissance, soit concédés par les souverains. Leur maxime est « on doit faire honneur à son rang et à sa réputation ».
Pour les orientalistes, les Montrey khmers n’étaient pas des nobles au sens occidental du terme. Ce non est fondé sur deux arguments : la précarité et le non transmission des titres à leur progéniture. Examinons ensemble ces deux arguments.
Parlons d’abord de la précarité des titres de Montrey. Ce phénomène existe partout dans le régime dit de monarchie absolue ; le Cambodge n’est pas un cas exceptionnel. Les rois –dieux khmers comme tous les monarques absolus sur terre avaient toujours le pouvoir de révoquer à tout moment le titre de dignité de leur sujet. Au Cambodge, on constate que les monarques utilisaient rarement ce pouvoir, sauf dans le cas de traîtrise. La révocation de titre de dignité des Montrey était toujours une décision très délicate pour la monarchie car le degré de complicité du roi avec ses Montrey dans l’exercice du pouvoir absolu est total. Le roi et ses Montrey formaient dans la vie politique khmère une seule classe, appelée les « dominants » ou « Neak Mean Bon ». Par ailleurs, on constate que dans les lois de Manu, la constitution d’un corps de Montrey à sa dévotion est considérée comme un des devoirs du roi. Dit devoir, dit aussi respect mutuel. En effet, les rois khmers voyaient les Montrey dans leur malheur comme des alliés sûrs et dans le bonheur comme des serviteurs efficaces. La précarité des titres de dignité de Montrey n’est donc tout simplement qu’un point de vue des orientalistes. Cette façon d’interpréter l’histoire khmère devient l’histoire institutionnelle qui règne parce qu’elle exprime ou légitime la puissance du savoir organisé par les savants pour transformer au fil des années en savoir acquis, c’est-à-dire en mémoire de la nation khmère en état de soumission. Cette domination est fait intellectuel devant lequel tout le monde s’incline. Je ne suis pas historien, mais à chaque fois je lis des livres d’histoire de mon pays, écrits par certains spécialistes étrangers, soit disant grands savants ès sciences d’histoire, je constate qu’il y a un écart entre la réalité khmère et leurs propos. J'ai l’impression que tous ces savants ont écrits plutôt des romans pour nous, Khmers, apaiser, ou bien pour nous effrayer. Ils ont la chance qu’au Cambodge qu’il n’y ait pas des historiens khmers qui s’intéressent vraiment à l’histoire de leur pays, parce que cette science est réservée seulement à la classe des « Neak Mean Bon ».
Examinons ensuite la transmission des titres de dignité de Montrey. Cette difficulté venait plutôt du problème spécifique de la succession au trône des rois khmers, laquelle était toujours considérée comme le talon d’Achille de la monarchie des Kambus. Elle déclencha assez souvent la guerre civile entre les prétendants à la couronne qui étaient en nombre pléthorique et chacun revendiquait sa légitimité de monter sur le trône. Ce conflit meurtrier des « Neak Mean Bon » royaux préoccupait fort des Montrey. Façonnant au fil des siècles, ils ont opté pour une attitude immobiliste. Louis Frédéric résume cet état d’esprit sans ambages dans son livre (La vie quotidienne dans la péninsule indochinoise à l’époque d’Angkor, 800-1300) :
« La tâche du gouvernement est de - maintenir l’ordre établi -. Ce qui ne signifie nullement qu’ils doivent se contenter de préserver l’acquit des générations passées ou simplement celui qui règne précédent. Maintenir l’ordre établi signifie en réalité - maintenir l’ordre établi par le souverain en place - ».
Avec ce concept, le gouvernement, au lieu d’être fonction, était devenu possession du roi régnant. Ceci nous permet de déduire qu’à chaque fin d’un règne, tous les Khmers devaient attendre le pire, y compris les Montrey.
Je soulève ma dernière question pour clore ce débat : Comment les Montrey peuvent-ils transmettre leur titre à leurs enfants qui n’étaient que les menins des princes royaux, quand on sait que leur souverain ne peut pas non plus assurer la transmission de sa couronne à ses descendants directs ? La noblesse n’existe pas au sens occidental du terme, mais le concept Neak Mean Bon subsiste dans l’esprit khmer qui donne droit au Montrey d’être supérieur que Reastr. Dans la société khmère, l’inégalité sociale héréditaire est une fatalité populaire. Les Montrey n’étaient point fonctionnaires, car les commis de l’État agissent et répondent, quant aux Montrey, ils ne répondaient pas aux Reastr, parce qu’ils étaient tout simplement leurs maîtres et qu’ils étaient émanés du Roi. Ils étaient donc coéternels et consubstantiels avec lui. Tel était le mécanisme de la société féodale khmère : un Roi, des Montrey et un peuple sans statut. Le roi et ses Montrey étaient deux corps d’un même esprit.