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10 décembre 2011 6 10 /12 /décembre /2011 05:04

D2 : Réflexion sur la démocratie libérale au Cambodge (suite du D1)

 

M. Phung Ton n’était pas le seul d’avoir dit que le suffrage universel, en fonctionnant dans une société archaïque, risque souvent de fausser le régime représentatif au profit des élites et d’anciens notables. Ses contemporains, notamment J. Rovan écrit aussi : « Comme cela s’est vu à diverses reprises dans certains pays, le suffrage universel accordé à des masses insuffisamment préparées à son exercice, peut-être une arme aux mains des couches notables les moins progressistes et les moins libérales » (Une idée neuve : la démocratie. Seuil 1961). De même Alain Gourdon : « Le suffrage n’a pas été l’instrument de progrès dont rêvaient ses promoteurs, il a été à maintes reprises, faute d’éducation et de promotion intellectuelle, le frein que souhaitaient certains de ses utilisateurs » (Cahier de la République, 3 Avril 1957).

 

Mais que cherche-t-il, le peuple khmer depuis 1946 ? : La liberté ? Le bonheur ? Le bien-être ? Pour cela fallait-il qu’il apprît la démocratie comme science ? Fallait-il qu’il sût lire des livres didactiques et des journaux politiques pour connaître le bien et le mal ? Fallait-il qu’il sût écrire des lettres de protestation et des poésies pour choisir ses représentants pour gouverner le pays ?

 

D’abord qui est-il le peuple ? Le latin rend mieux la difficulté de sentir le peuple : le peuple, est-ce le populus ou plebs ?

 

Le populus, c’est l’ensemble de la communauté nationale, considéré d’un point de vue idéal : la sagesse collective, l’intérêt commun, ou ce que Rousseau appelait la « volonté générale », c’est-à-dire non la somme des volontés particulières, mais une seule et même raison collective.

 

Le plebs, c’est la populace, la masse, les gueux, avec ce que cela connote d’ignorance, d’égoïsme, de versatilité, voire de violence. C’est une image menaçante, mais aussi source de l’énergie, le cœur de la réalité vivante et historique d’un pays. (Extrait du livre (Qui doit gouverner ?) de Pierre Tavoillot, Président du Collège de philosophie, membre du Conseil d’analyse de la société).

 

Dans notre langage khmer, nous avons deux vocables qui nous permettent de traduire ces deux mots latins : Prachearchoun (Populus) et Reastr (plebs). Si le plebs (Reastr) est l’image de la société politique khmère, il est certain, pour ceux qui pensent à cela, qu’il faut des élites pour guider le vilain plebs (Reastr) vers le populus (Prachearchoun) ; de l’autre, la démagogie ou populisme, à savoir l’identification du populus élitistes au plebs charnel. La société de Reastr (plebs) est sans doute une société où la participation de la population à la vie politique du pays est inexistante, celle de Prachearchoun (Populus) est une société où le pouvoir politique est soumis à la volonté générale du peuple. Une formule célèbre connue est : le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. Du passage de la première à seconde société se fait par la voie d’une évolution de l’esprit de ses membres. Quelle était cet état d’esprit au Cambodge ?

 

La culture politique :

Cette question nous oblige à évoquer la théorie de la culture politique de M.Gabriel Almond, sociologue américain et ses collaborateurs : Si l’on définit la culture sociale comme un ensemble d’attitudes et d’orientations des individus à l’égard d’un système social déterminé, il existe donc une culture politique distincte, composée d’attitudes et d’orientations à l’égard du système politique. Selon Almond, les composantes de la culture politique sont de trois dimensions : La dimension cognitive, la dimension affective et la dimension évaluative. Ces trois dimensions supposent une culture politique dont les traits varient selon les pays, les groupes ethniques, etc. Almond distincte trois grands types de cultures politiques : la culture politique paroissiale. Les membres du système politique sont peu sensibles aux phénomènes nationaux. Ils sont orientés pour l’essentiel vers un sous-système politique plus limité (village, clan, ethnie) et ignorent l’État-nation. Le deuxième type de la culture politique, c’est une culture de sujétion. Les membres du système politique sont conscients de son existence, mais restent passifs. Ils attendent des autorités politiques certains services ou craignent certaines exactions. Pour eux, le système politique est extérieur de leur existence quotidienne. Le dernier type de la culture, c’est une culture de participation. Les citoyens sont conscients de leurs moyens d’action sur le système politique, de leur possibilité d’infléchir le cours des évènements politiques en exerçant leur droit de vote, en signant des pétitions ou en organisant une manifestation. Dans quel groupe de culture politique s’y trouvait le peuple khmer au début du premier contact avec la pratique de la démocratie au Cambodge en 1946 ?

 

 

Le début difficile pour tout le monde

 

Avant 1946, nous, Khmers, n’avons jamais entendu parler de ce mot « démocratie », à l’exception d’un poignet d’élites qui ont pu lire en langue étrangère des livres savants dans lesquels le principe de démocratie est développé en détail. En 1946, la France avait déjà connu, après la fin de la monarchie en 1792, quatre Républiques : Première République (1795-1799) ; Deuxième République (1848-1852) ; Troisième République (1870-1940) ; Quatrième République (1946-1958). La cinquième République a été voulue par le Général de Gaulle. Elle débute en 1958 jusqu’à aujourd’hui. Après la Seconde Guerre mondiale, en Asie, en 1946, au Japon, les Américains, vainqueurs, ont imposé au peuple japonais une Constitution du régime de démocratie libérale. Dans ce nouveau régime politique, l’Empereur serait maintenu, le caractère quasi divin de sa lignée demeurait en place mais diminué dans ses prérogatives. Prenons des exemples de la mise en place de la démocratie dans quelques autres pays asiatiques pour éclairer notre réflexion sur celle du Cambodge : La Birmanie est née à l’indépendance politique le 4 Janvier 1948 avec une Constitution du régime de la démocratie parlementaire presque identique à celle de Grande-Bretagne. La Thaïlande se flatte de n’avoir jamais subi de domination étrangère. Elle a connu, depuis 1932, de nombreux coup d’État. Celui du 24 Juin 1932 avait abouti à la transformation d’une monarchie absolue en une monarchie constitutionnelle. Les soixante-dix membres de son premier parlement étaient nommés par le gouverneur militaire de Bangkok, chef du parti révolutionnaire. Quelques mois plus tard, le chef du Gouvernement, au cours d’une séance les fit fouiller par des huissiers, et deux semaines après, prononça la dissolution de l’Assemblée. Le premier parlement partiellement élu au suffrage restreint de la Constitution de 1952, l’Assemblée était composée de 160 députés de « première catégorie », élus, et de 123 députés de « deuxième catégorie » nommé par le Roi. La Constitution de 1959 institue une Assemblée Constituante qui est en même temps organe législatif, et dont les 240 membres sont intégralement nommés par le Roi, mais en fait choisis par le Premier Ministre (Notes et études documentaires, n° 3 020, du 20 Septembre 1963). Le gouvernement de l’Indonésie connaît une évolution. Tous les députés, depuis 1945, ont été nommés par le gouvernement, sauf ceux élus aux élections générales de 1955, qui étaient chargés de l’élaboration d’une Constitution et qui, après quatre ans de travail sans résultat, furent révoqués par le Président Soekarno le 5 Juillet 1959. Quelques mois plus tard, le 5 Mars 1960, la Chambre des Représentants fut suspendue paraît-il, parce qu’elle était sur le point de repousser budget du gouvernement pour 1960. Le nouveau Parlement dénommé Conseil National, comprend 283 membres choisis parmi les partis politiques et divers groupements fonctionnels par le Président de la république. Dans d’autres pays, les parlements sont élus, mais au suffrage restreint et indirect. Le Pakistan, depuis sa naissance en 1947, n’a pu encore organiser des élections législatives au suffrage universel. La date des élections générales était sans cesse reportée, jusqu’au coup d’État de 1958, entraînant la dissolution du Parlement. La nouvelle Assemblée fut élue en 1962 par le collège électoral des démocraties de base (80 000 grands électeurs). D’une façon générale, les régimes de démocratie libérale implantés dans des divers pays asiatiques après la Seconde Guerre mondiale sont pourvus d’Assemblée presque toujours faibles et sans grands pouvoirs. Au Sud-Vietnam, avant 1964 et aux Philippines, la notion de leadership national aboutit à l’instauration d’un exécutif considérablement renforcé par un Parlement dominé par le parti gouvernemental. Ce type de démocratie, appelé la démocratie dirigée, signifie que le Parlement est là pour assister le Gouvernement et non pour critiquer, était une base de fondation du Sangkum Reastr Niyum du Prince Sihanouk au Cambodge en 1965.

Face à l’Asie communiste avec le système du parti unique, se dresse l’autre Asie, terre d’élection des partis politiques. Plusieurs pays en sont généreusement pourvus : plus de trentaine de partis en Indonésie, environ une vingtaine en Thaïlande, une dizaine en Corée du Sud et en Inde. En général il ne s’agit pas de partis véritables. Il n’existe pas un cloisonnement politique ou idéologique tranché. Il y a des groupes nombreux mais « instables, éphémères, fluides, inorganiques » auxquels se juxtaposent parfois des partis authentiques possédant un minimum d’organisation et de stabilité, avec un programme et une idéologie.                           

Plus d’un demi-siècle plus tard, ces pays cités ci-dessus, beaucoup sont devenus aujourd’hui  pays démocratique de type libéral. Le Vietnam unifié retombe dans le système politique communiste avec une application dans beaucoup de domaine d’une économie du marché libre à l’image de la Chine. La Birmanie s’évolue timidement vers un régime démocratique. Le Cambodge, après d’avoir connu deux guerres meurtrières et l’auto-génocide qui causait plus de deux millions de morts, redevient aujourd’hui une monarchie constitutionnelle avec le système politique de démocratie libérale. Pourquoi tant de souffrance et tant d’années d’attente de la démocratie pour le peuple khmer ?

 

Une présentation succincte d’une histoire politique du Cambodge glorieux et celui du déclin nous aide à comprendre, peut-être, le pourquoi ?

 

Une leçon d’histoire ou une interrogation sincère :

 

Quand on parcourt le cimetière des empires à travers des livres d’histoire, on s’aperçoit que leur chute avait à peu près les mêmes causes : Le régime de compression militaire à l’intérieur qui amène nécessairement la guerre étrangère, et une nation qui provoquait sans cesse contre elle des coalitions et des invasions est une nation perdue. L’Empire d’Angkor n’échappait pas à cette règle. Prenons donc le règne de Jayavarman VII (1181-1218) comme exemple :

 

Un Roi dont le nom fait l’orgueil des Khmers. On rabâche qu’il était puissant, bouddhiste, très pieux et Bouddha lui-même. Une inscription célèbre pour lui rendre hommage sans doute par les membres de sa cour est connue par son caractère pathétique : « Il souffrait des maux de ses sujets autant que des siens propres ». Certes, dans cette citation, il y a un sentiment de bonté et d’humanité que l’on trouve dans le Bouddhisme. Mais faut-il croire aveuglement à ce slogan politique ou publicitaire ? Au Cambodge, la flatterie est l’usage courant dans le cercle du pouvoir. L’Empire d’Angkor est sans doute grand, je me pose donc la question comme Michelet, historien français, se posait une aussi pour son pays sous le règne de Louis XIV dit le Grand (1643-1715) : Ce long règne, bien que glorieux, épuisa-t-il la France ? Pour le Cambodge, la grandeur des Rois d’Angkor épuisa-t-elle le pays des Khmers ? De savoir lequel importe le plus aux empires d’être brillants et momentanés, ou vertueux et durables, dit Rousseau. Tocqueville écrivait : « La Nation prise en corps sera moins brillante, moins glorieuse, moins forte peut-être ; mais la majorité des citoyens y jouira d’un sort plus prospère, et le peuple s’y montera paisible, non qu’il désespère d’être mieux, mais parce qu’il sait être bien » (Extrait du livre De la démocratie en Amérique).

 

La chute de l’Empire Khmer fut spectaculaire, parce qu’elle entraînait avec elle la destruction de la structure d’intelligence d’un peuple : Le système de pensée dynamique : Créativité et Mouvement. Après le XVe siècle le Cambodge s’enfonçait dans l’abîme et le peuple khmer perdait la mémoire de son histoire. Et comment les historiens occidentaux essaient-ils de nous expliquer de cette chute ? Ils l’expliquaient tout simplement comme on explique aux enfants : Les causes de la chute de la cité d’Angkor étaient les conséquences de problèmes d’entretien des canaux d’eau et de l’invasion siamoise. Bien sûr les grands savants occidentaux avaient beaucoup aidé le peuple khmer à retrouver une grande partie de la mémoire d’histoire de son pays. Mais ils ne nous encourageaient pas à réfléchir davantage dans la profondeur de cette mémoire. Tout est superficiel comme le relief des images sculptées sur les murs d’Angkor et les inscriptions sur des diverses stèles retrouvées dans les ruines des temples d’antan. En fait, ils nous apprenaient à croire sur tout ce que le pouvoir khmer de l’époque voulait laisser sa trace glorieuse, une sorte d’un livre de propagande du régime. Pendant 90 ans de protectorat français, les savants français étaient émerveillés plus sur l’aspect de la découverte archéologique des temples khmers que l’enseignement de l’histoire. Bien sûr ils pouvaient nous en excuser en disant qu’ils ne sont pas des historiens de métier et ils sont là pour les temples, pas pour apprendre les Khmers de leur Histoire. Il faut noter que la Faculté d’histoire et de géographie, était créée seulement dans les années 60, connue sous le nom Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, avec des consignes précises du régime de l’époque, selon le professeur Keng Vannsak : Formation des conservateurs de musées, pas des historiens ; ça veut dire quoi au juste. Il faut suivre à la lettre la thèse officielle de l’Histoire du Cambodge. Le défaut de l’enseignement de l’histoire libre avec l’esprit libre transformait la jeunesse khmère en réservoir de stockage de l’idéologie du pouvoir. Quand on n’a pas l’habitude de réagir à ce qu’on entend et à ce qu’on lit, on se transforme facilement en être crédule. Bien sûr il y a autant des livres d’histoire sur le Cambodge, écrits en un grand nombre par les illustres savants étrangers, auxquels s’intéressent d’un petit nombre des Khmers. Assez souvent, ils les lient sans avoir l’esprit critique, ou bien ils n’avaient pas l’habitude de faire, ou bien ils acceptent tout simplement les idées de l’auteur par son prestige ou par la puissance des mots et des phrases.

 

Nous le savons que le progrès ou le déclin politique d’un Etat n’est lié seulement à sa place dans le classement des puissances. Il exprime, tels que la comparaison des tendances démographiques ou l’apparition d’éléments économiques plus ou moins favorables.

Le progrès ou le déclin politique est le résultat d’éléments intérieurs à la communauté nationale, tels que le dynamisme, la créativité, le niveau de civilisation et de culture, la qualité du système éducatif, et surtout la faculté d’adaptation de la société en cause.

Pensons à la période la plus brillante de notre Histoire. Du IXe au XXIIIe siècle a été au Cambodge d’une période d’un rayonnement exceptionnel, dont nous perlons encore aujourd’hui l’éblouissante lumière. Or, le Cambodge était en pleine confusion politique et religieuse. Les Siamois venaient y faire des promenades militaires périodiques – qui se transformaient en occupation territoriale, il est vrai, en raison de la détermination de leurs rois. L’occupation deux fois du temple d’Angkor par les siamois offrait un spectacle extravagant de débauches, d’appétit de conquêtes territoriales, et d’esthétisme tourné vers les satisfactions terrestres ! Les gouverneurs de provinces khmers, tournés leur dos à Angkor, se battaient entre eux, nouant et dénouant leurs alliances et faisant appel à des mercenaires étrangers (les Chams et Daï-Viet). Le Cambodge à l’heure de gloire connaissait une floraison de talents artistiques, architecturaux et culturels, comme aucun territoire de la région n’en a rassemblé depuis. Et l’on voyait agir à Angkor, des grands rois et des théoriciens politiques dont les œuvres servent toujours de référence. Le Cambodge de l’époque qui met en valeur dans la région l’image de la culture et de la civilisation khmères sont celle du début de l’ère d’Angkor, avec le triomphe du goût khmer et la domination des rois éclairés et écrivains philosophes de la période des Lumières, dont les temples et les sculptures garnissent aujourd’hui tous les musées du monde, et qui a produit la grande éclosion de la pensée sociale khmère. Mais, le Cambodge de cette époque ne peut pas maintenir éternellement sa puissance. Dans le premier cas, il se remettait difficilement de l’occupation siamoise et de nombreuse guerre civile. Ses développements trop longs, visent à dissiper la croyance selon laquelle, pour un pays, l’affirmation de son rang de puissance et la qualité de son évolution politique marchent nécessairement en parallèle. La vie politique d’un peuple peut être créatrice ou destructrice, riche ou pauvre en idées, elle peut projeter de lui à l’extérieur une image forte ou négative, quel que soit son rang dans le classement instantané des puissances. Et nous le savons que si la puissance se mesure, le déclin se ressent.

 

Nous, Khmers, avaient fait un constat désolant du déclin de notre pays depuis déjà longtemps, mais qu’avons-nous fait pour ramener le calme dans notre cité ? En quittant l’état social de nos aïeux, en jetant pêle-mêle derrière nous leurs institutions, leurs idées et leurs mœurs, écrit Tocqueville, qu’avons-nous pris à la place ? Il a ajouté : Ainsi nous avons abandonné ce que l’état ancien pouvait présenter de bon, sans acquérir ce que l’état actuel pourrait offrir d’utile ; nous avons détruit une société aristocratique, et, nous arrêtant complaisamment au milieu des débris de l’ancien édifice, nous semblons vouloir nous y fixer pour toujours.

 

Nous nous disons toujours c’est la faute de la gouvernance. Est-il encore possible à l’heure où la démocratie triomphe partout dans le monde que nous cherchons encore et encore à savoir sur quelles attitudes nos dirigeants doivent se comporter pour que nous puissions les qualifier de bons dirigeants.

 

Les problèmes sont posés parce que la triomphe de la démocratie ne suffit pas en elle-même pour déterminer un bon fonctionnement du gouvernement d’un pays. C’est comme l’adoption du bouddhisme par un peuple, dont les principes de tolérance et de sagesse sont les maîtres mots, n’assure pas du tout que les dirigeants de ce peuple seraient tous tolérants et sages. Comme nous le savons tous que la démocratie est simplement une règle formelle et codifiée pour permettre à chaque peuple d’une nation de choisir librement ses représentants : Elections libres. Une fois élus, ces Représentants vont faire toutes sortes de lois pour d’une part fixer les règles de gouvernement, fondées sur les principes de séparations des pouvoirs (législatifs, exécutifs et judiciaires), et d’autre part pour cadrer les droits et les devoirs des citoyens. Toutes ces lois donnent-elles une garantie que le pays ait des bons dirigeants ?

 

En principe, oui, mais en réalité, tout dépend de chaque cité des citoyens ou une société policée où la valeur de chaque individu est respectée par autrui. Cette société est fondée par la sagesse, le courage, la justice et la tempérance de ses membres. Et c’est sur cette valeur-là qui fait encore une fois de plus les différences entre les hommes bons et les bêtes. Cicéron, orateur et homme politique romain (106-43 av.J-C), écrivait dans son livre (Plaisir et Vérité) :

 

« Ces différences sont évidemment multiples, mais la principale, c’est que la nature a doté l’homme de la raison, laquelle a donné aussi à l’homme le désir de ses semblables auxquels l’unit une communauté de nature, de langage et d’usage, en sorte que parti d’un simple amour pour son entourage immédiat et les siens, cet amour se glisse plus avant et lui fait nouer des liens étroits avec ses concitoyens d’abord, avec la société civile de tous les mortels ensuite. Il se souvient désormais d’être né, comme Platon l’écrivait à Archytas, non pas pour lui seul, mais pour sa patrie, pour les siens, si bien qu’il ne garde qu’une part minime de son intérêt pour lui-même ».

 

Nous nous posons toujours la même question depuis la nuit des temps : Quelles attitudes leurs dirigeants devraient se comporter pour que le peuple soit heureux ? Parce que nous constatons que le totalitarisme, à l’exemple des Khmers Rouges, se triomphe facilement dans notre pays. Pourquoi ? Karl Popper, philosophe autrichien, exprime ceci : « Le succès des totalitarismes ne découle pas uniquement de la fluctuation des rapports de forces. Il repose sur une tendance permanente de la nature humaine, et il exprime un courant très ancien de la pensée d’autant plus dangereux qu’il porte souvent le masque du progressisme. On ne saurait comprendre le totalitarisme, et donc le combattre, si l’on n’en déterre pas tout d’abord les racines intellectuelles ». (Extrait du livre de Jean-François Revel : Fin du siècle des ombres).

 

Suite dans n°3                           

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30 novembre 2011 3 30 /11 /novembre /2011 05:59

D1 : Réflexion sur la démocratie libérale au Cambodge

 

Depuis 1946, on dit que le malheur du Cambodge est d’avoir appliqué la démocratie des grands pays sans avoir su éduquer la masse populaire sur les principes de la démocratie. On dit aussi que le peuple cambodgien, habitué comme les autres peuples asiatiques à subir depuis des siècles le poids de l’autocratie éprouveront beaucoup de difficultés pour s’adapter à un régime démocratique.

Je me pose donc quelques questions : Est-ce que la démocratie est-elle une connaissance scientifique, fallait-il l’apprendre avant d’en avoir appliqué ? Pourquoi le peuple est toujours mis en cause quand la démocratie ne se fonctionne pas dans un pays ? Les grands pays sont-ils des modèles inéluctables en matière d’application de la démocratie ?      

 

Qu’est ce que c’est la démocratie ?

 

Pourquoi est si difficile pour un peuple khmer, qui connaissait à travers de son histoire le bien et le mal ; la gloire et l’humiliation, de comprendre le fonctionnement de la démocratie. La démocratie est-elle une mode de pensée occidentale ? S’inscrit-elle dans l’évolution naturelle du progrès de l’humanité ? Les Khmers trouvent-ils les traces de la démocratie dans l’histoire de leur pays ?    

 

En 1946, l’on compte au Cambodge un docteur ès science, un docteur en médecine, un ingénieur de l’Ecole Centrale, un diplômé de l’HEC, un licencier en droit, deux licenciés ès lettres, un ingénieur géomètre et quelques diplômés formés par l’Université de Hanoï : ingénieurs agricoles, médecins, vétérinaires, agents techniques etc. Ces centaines de diplômés constituaient les élites pour une population d’environ cinq millions d’habitants. Le peu de résultat après quatre vingt trois années de domination française, les Khmers ont droit de poser la question au Protectorat français (il débutait en 1863) et à leurs dirigeants khmers : Que faisaient-ils pendant ces temps-là pour éduquer la masse populaire sur la science et le principe de la démocratie ?     

 

Parlons de la mission du Protectorat français. Deux missions principales :

 

1. Sauver le Cambodge, « royaume calme légendaire » de la menace d’une absorption par ses voisins de l’Ouest, la Thaïlande, de l’Est, le Viêtnam.

 

Le Professeur Armand ROUSSEAU écrit ceci à ce sujet(1) : « Cette intervention d’ailleurs ne fut point imposée ; elle fut le résultat d’une sollicitation spontanée du Roi qui gouvernait alors le Cambodge et qui, menacé de voir son Royaume à jamais rayé de la liste des nations, s’en remit à la France du soin de conserver sa couronne. C’est grâce à cette puissante protection que Norodom 1er, a pu mourir sur son trône de ses ancêtres après un long règne dont les dernières années furent pour son peuple une ère de paix et de prospérité qu’il n’avait pas connue depuis des siècles ».

 

2. Tirer de l’oubli de la civilisation angkorienne où on la délaissait injustement.  

 

En effet, la monarchie khmère épouse le premier argument du Protectorat français. Le Prince Norodom Sihanouk, alors Chef de l’Etat du Cambodge, dans sa conférence à la faculté de Droit de l’Université de Paris du 29 juin 1964, dit ceci : « L’arrivée des Français, en 1863, nous sauva de la disparition, mais nous plaça dans la sujétion. Le Protectorat en lui-même eût été, compte tenu des circonstances, acceptable. Mais la « convention » de 1884 imposée par la force au roi Norodom nous plaça sous l’administration directe de la France, ravalant le Souverain au niveau d’une marionnette et notre pays au rang d’une colonie ». Avec ce constaté mitigé, la monarchie khmère accordait au Roi Norodom un rôle particulier de monarque clairvoyant qui ouvrait la porte du Royaume vers l’Occident. Cette ouverture avait-elle la même nature que celle du Japon en 1868, le début de l’ère Maiji(2) ?

 

Il est vite fait de comprendre en lisant le traité de protectorat français et les arguments cités ci-dessus, que le développement de la démocratie au Cambodge n’était pas au chapitre. De l’époque, la France, elle-même, n’était pas un pays démocratique. Il est tout à faire naturel que le Protectorat français ne pût pas proposer le principe démocratique au Cambodge que celui-ci n’exista même pas en France.  

 

Nous ne cherchons pas ici à faire la comparaison entre le Cambodge et le Japon, deux peuples et deux conditions différents. Nous voulons tout simplement montrer que ces deux pays ont eu une volonté d’ouvrir leur porte vers l’Occident à peu près la même époque. Il faut comprendre d’abord la motivation de ces deux ouvertures. Ici, je ne vais pas écrire l’histoire du Japon. Juste un seul mot : l’ouverture du Japon en 1868 vers l’étranger était motivée par une ambition de modernisation du pays dans tous les domaines : économie, technique, politique et éducation nationale. On parle souvent de l’« Esprit japonais » dans cette ouverture. Elle résume en une seule phrase : « Pensée japonaise et technique occidentale ». Le Propre doit absolument dominer l’Etranger (Propre/Etranger). Au prix d’une guerre civile, cette ouverture a atteint son but : amener le Japon à la hauteur des puissances occidentales en établissant un pouvoir central fort. Après la seconde mondiale, les Etats-Unis ont imposé au pays du soleil levant un régime démocratique à l’Occident. Ce régime fonctionne à la perfection dans un pays où la valeur traditionnelle est une valeur de société. En imposant la démocratie, les Etats-Unis n’a abrogé pas la monarchie, mais la féodalité au Japon car, la monarchie est une tradition, quant à la féodalité, elle était un mode du gouvernement. Ce changement avait des conséquences immédiates sur la société : la population japonaise a plus de liberté dans la promotion sociale de l’individu et la liberté d’expression dans la société. Le droit de vote aux femmes vient aussi renforcer la société politique japonaise. Quand les Américains ont imposé la démocratie au Japon, ils le faisaient sans arrière-pensée.  Leur but recherché était la prospérité du peuple japonais. Nous le savons que, si le but dont on fixe est mal, le résultat cherché sera mal.

 

Revenons au Cambodge. Le 11 août 1863, le traité de Protectorat fut signé entre le Roi du Cambodge et la France. Si on lit attentivement dudit traité, il n’est pas difficile à comprendre que la France de l’époque cherchait à défendre les intérêts de la France dans la région en échange de ses services par une protection armée au roi du Cambodge. Avec ce traité de protectorat, la France avait sans doute empêché la Thaïlande et le Vietnam de poursuivre leur ambition territoriale sur le Cambodge, mais elle y laissait après son départ en 1953 tous les problèmes de frontières, à l’Est comme à l’Ouest, aux Khmers. Plus de la moitié de leur territoire est définitivement annexé par les pays voisins du Cambodge. Par ailleurs, le contact avec la France, pays des droits de l’Homme et de la liberté, ne marqua tant le déclin de l’absolutisme, que la fin de ce type de société dont parlait Aristote, qui faisait passer l’harmonie avant le progrès. La société traditionnelle khmère, pendant quatre-dix ans du protectorat français, a pu se maintenir dans une stabilité remarquable, frisant l’immobilisme ; elle baignait dans une atmosphère de bienheureuse quiétude, faite de la sagesse de l’élite et de la résignation de la masse, sagesse magnifiée par de la doctrine éthique, et résignation entretenue par un certain fatalisme dû aux diverses croyances religieuses, notamment le principe du « Bon Bap » (Fruit des bonnes et mauvaises actions dans les vies antérieures de chaque individu).           

 

Bien entendu, nous ne cherchons pas ici à jeter la responsabilité à la France, parce que le Protectorat n’est pas responsable de toutes les difficultés du peuple khmer actuel et il est indéniable que les gouvernements khmers avant et après l’indépendance ont une part de responsabilité dans la crise politique, économique et sociale qui affecte le pays. Il n’en demeure pas vrai que c’est l’héritage du Protectorat français – l’autogénocide commise par les Khmers Rouges - qui a causé plus de deux millions de morts des Khmers innocents.

 

Ainsi, pour de nombreux Khmers, le Protectorat français a-t-il été passagère accepté, à une certaine époque, par choix de raison. Et ils justifient ce choix par la paix et la dignité khmère retrouvée qu’il a procuré, favorisant ainsi : - le progrès matériel dans le domaine de la santé publique, de l’infrastructure - la promotion de l’individu par le système moderne de l’éducation nationale - et la prise de conscience nationale sans lesquels l’indépendance n’eût été qu’un vain mot.

 

A partir de la prise de conscience nationale où la masse réalise que son sort pourra être amélioré, où l’élite s’aperçoit que la liberté et la technique ouvrent des perspectives pratiquement infinie à l’action humaine, la « société harmonieuse » commence à s’effondre. Elle va céder la place à une société orientée vers le progrès.

 

Après avoir obtenu l’indépendance nationale, une grande partie des anciens pays colonisés et des pays d’Asie, identifiant la liberté avec le progrès, a choisi d’adopter des formes de démocratie libérale. Vers la fin du XXe siècle, on constate que l’évolution remarquable aura été la révélation de la chute aux dictatures mondiales apparemment si fortes, qu’elles soient le fait de la « droite » militaire et autoritaire ou de la « gauche » communiste totalitaire.

Le printemps arabe en 2011s’accélère le processus de l’évolution de la démocratie libérale dans le monde d’aujourd’hui où la communauté de destin de l’espèce humaine aspire l’air de la liberté commune dont on place la valeur humaine en phase avec le progrès. La politique de l’environnement des gouvernements de nombreux pays d’aujourd’hui est un des exemples de cette évolution, appelée par Edgar Morin la « politique de l’humanité ». Celle-ci se fonderait sur le concept de Terre-Patrie, qui porte en soi la conscience du destin commun, de l’identité commune, de l’origine terrienne commune de l’humanité.       

 

Comme dit Francis Fukuyama, la démocratie libérale reste seule aspiration politique cohérente qui relie différentes région et cultures tout autour de la terre. En outre, les principes économiques du libéralisme – le « marché libre » - se sont répandus et ont réussi à produire des niveaux sans précédent de prospérité matérielle, aussi bien dans les pays industriellement développés que dans ceux qui, à la fin de la Secondaire Guerre mondiale, faisaient partie du tiers monde appauvri.

 

La démocratie libérale serait-elle le seul régime politique qui permettrait à l’Homme de vivre sa vie à sa vraie valeur de dignité ? Cette dignité, selon Hegel, conduit l’homme du début de l’histoire à des luttes à mort pour l’obtenir. Des siècles de ces luttes, ne lui laissant aucun répit, qui aboutissaient à sa victoire en 1948 par une déclaration universelle des droits de l’homme des cinquante-huit membres de l’O.N.U. A partir de cette déclaration, la « dignité de l’homme » est reconnue comme une partie intégrante de la vie de toute personnalité humaine. C’est une valeur intrinsèque de chaque Être humain. Selon Hegel, cette valeur-là est le moteur du processus historique tout entier de l’homme. L’homme est toujours au cœur de l’histoire de l’humanité.

En 1946, le Cambodge avait choisi la démocratie libérale comme régime politique dans son nouveau statut d'Etat vis-à-vis de la France.

Le choix est-il judicieux ? La démocratie libérale convient-elle à une société en mutation, à une société de transition ?      

        

Nous cherchons à savoir, en effet, la démocratie est-elle applicable au Cambodge et le pourquoi l’établissement de ce système politique durant les années 1946 à 1952 était-il un échec ? Ce pourquoi est déjà examiné en détail par M. Phung Ton dans sa thèse pour le doctorat(3). Nous étudions ses arguments et nous donnons nos points de vue dans cette interrogation. Nous faisons, en effet, ces études dans le cadre de l’ « histoire politique du Cambodge » pour d’abord nous apprendre sur l’évolution de la démocratie dans notre pays, le Cambodge. Nous examinons aussi la société khmère : serait-elle capable de transplanter un système démocratique, calqué sur le modèle occidental ? Enfin nous évoquons les débats sur les difficultés à instaurer la démocratie dans notre pays. 

 

A la fin de la seconde guerre mondiale, le Cambodge, comme parmi d’autres pays colonisés, n’a pas échappé à un double phénomène d’évolution : la naissance d’un mouvement de libération nationale et les modifications notables dans les rapports entre ce mouvement et l’autorité coloniale, modifications dont la cause réside dans la volonté du peuple soumis de se libérer de l’emprise étrangère. Cette volonté se heurtait évidemment à la volonté des dominants dont le souhait, c’était de maintenir le rapport dominant/dominé avec quelques aménagements pour faire croire aux dominés qu’il y ait un progrès dans la marche vers le progrès. Pour le Cambodge, la France a proposé en 1949 un nouveau statut(4) : Etat indépendant dans l’Union française.  Ce traité a été accepté immédiatement par le Souverain khmer, mais il n’a pas été ratifié par l’Assemblée nationale cambodgienne. Pour les élus khmers, cette adhésion, voulue par le Roi, dans les conditions définies par le traité de 1949 ne répondait pas aux aspirations du peuple khmer. Ce point de discorde, le Souverain khmer ne vit plus en bons termes avec les Représentants du peuple dont les aspirations étaient l’indépendance totale ou tout au moins l’indépendance pareille à celle dont jouissent les Etats membres du Commonwealth britannique. Le refus de la France de concéder l’indépendance totale au Cambodge et le différend entre le Souverain khmer et les Représentants du peuple étaient-ils les causes des troubles et des désordres internes du Cambodge ? M. Phung Ton appelle cela la double crise : Crise interne et externe.        

 

Existe-t-il des conditions prérequises de la population d’un pays qui souhaite d’établir une démocratie dans son pays ?

 

En effet, quand M. Philippe PRESCHEZ, écrit dans son essai(5) : « Passe encore d’instituer un système calqué sur la constitution française de 1946 dans un pays n’ayant jamais connu de vie politique démocratique, si c’était le moyen de confier le pouvoir à un parti dominant. Ce qui est grave, c’est de méconnaître la force du sentiment monarchique au Cambodge où le prestige de la monarchie est plus immense que dans toute autre royauté », il prouve là une méconnaissance de l’histoire de son pays : le développement du processus de la démocratie se fait en France avec le sang, la sueur et les ressources du peuple français. Pareillement, en 1787, le peuple français n’a pas connu non plus la vie politique démocratique. Mais il n’a pas hésité à déclencher la révolution. Cette révolution a de plus grand au monde : « l’avènement d’une idée nouvelle dans le genre humain, l’idée démocratique, et plus tard le gouvernement démocratique », écrit A. de Lamartine.

 

Au Cambodge, ce jour était arrivé. Il avait été préparé depuis 1936, l’année de la création d’un journal « Nagaravatta » pour sensibiliser l’opinion publique sur les idées de l’indépendance nationale, et après le gouvernement démocratique. Les résultats des élections de 1946(5) révélaient bien que le peuple khmer eût sa maturation politique en accordant sa confiance à la majoration absolue à un parti politique (Parti démocratique) pour conduire le Cambodge vers le monde meilleur.

 

Avec un ton critique, Phung Ton écrit ceci : « Elle (Monarchie absolue) pouvait tout faire et gouvernait selon son bon plaisir. En face de ce despote dont la toute-puissance ne rencontrait aucune limite, il y a le peuple, doux, craintif, ignorant, qu’une éducation profondément religieuse avait conduit à une obéissance aveugle. Ne connaissant que des devoirs, il ne possédait presque aucun droit. Les libertés politique (liberté individuelles, d’opinion et d’expression, de presse, de culte, d’association...) lui furent inconnues. D’ailleurs à quoi lui auraient-elles servi du moment que la plus grande majorité ne savait ni lire ni écrire et ne pouvait embrasser d’autre religion que le Bouddhisme érigé en religion d’Etat. L’esclavage et la vente des enfants étaient des institutions qui connaissaient un usage courant ; des familles entières étaient placées dans un état de domesticité dont elles ne pouvaient sortir que rarement. Les femmes et les enfants n’étaient protégés par aucune loi spéciale ; ils étaient soumis à l’arbitraire du mari, chef de famille, et leur sort dépendait du sien.

 

Infortuné sur le plan politique, le peuple cambodgien n’avait pas connu un sort meilleur dans le domaine matériel.

Vivant dans un pays riche et fertile, il n’avait pas pu profiter de ses richesses qui d’ailleurs étaient mal réparties. Qu’une richesse vint frapper une région et serait la famine, la désagrégation des familles, l’exode, la mendicité. Mais les calamités naturelles n’étaient pas les seuls maux qui l’accablaient ; il faut en ajouter d’autres : épidémies et maladies de toutes sortes, très fréquentes dans ces régions tropicales et dont les ravages ne pouvaient être enrayés faute d’hygiène et d’établissements sanitaires, incursions siamoises et annamites qui, depuis la décadence de l’Empire khmer vers la fin du XVe siècle, se renouvelaient dans des espaces de temps relativement courts. Si l’on mentionne pour compléter ce tableau, les corvées et les impôts que devait supporter le peuple cambodgien, on s’aperçoit alors que le sort de celui-ci n’était pas très enviable. Au surplus, les terres sur lesquelles il vivait ne lui appartenaient pas en propre, elles relevaient du roi, propriétaire du royaume.

 

La société cambodgienne, avec son roi et les auxiliaires de celui-ci, son aristocratie, son clergé composé de bonzes groupés dans des pagodes, son peuple formé d’hommes libres et d’esclaves, était, à quelques nuances près, la réplique du monde français de l’époque féodale. Du fait qu’il ne s’est produit de révolution visant à renverser l’ordre social et à instaurer un régime nouveau, d’aucune pensaient que le peuple cambodgien était satisfait de son sort. Cela n’est pas exact. Il faudrait croire plutôt qu’il s’y résignait, et cette résignation s’explique par plusieurs causes :

 

1. L’influence de la philosophie bouddhique qui enseigne à aimer la paix, à ne pas attacher trop d’importance à la vie matérielle d’ici-bas ; à croire que les malheurs dont nous souffrons ne sont que les conséquences des méfaits que nous avions dû commettre dans la vie passée ; à faire, de notre vivant, le plus de bien possible pour mériter une bonne place au paradis. Le peuple cambodgien, très croyant, acceptait d’endurer ces souffrances sans trop se révolter contre leurs auteurs, se réservant l’espoir d’un avenir meilleur dans l’au-delà.

 

2. La confiance qu’il avait encore dans la monarchie : le roi était à ses yeux le gardien de l’équité et de la justice, le défenseur de l’indépendance nationale. Se révolter contre le régime, ce serait porter atteinte au prestige du roi dont il n’avait pas mis en doute les qualités et les vertus.

 

3. Le sentiment du danger extérieur : s’insurger contre les autorités responsables, risquerait de provoquer des troubles dont profiteraient les ennemis extérieurs pour multiplier les incursions dans le pays. Devant les menaces réelles et permanentes que faisaient poser sur son pays ses voisins de l’Est et de l’Ouest, le peuple cambodgien préférait supporter le lourd fardeau imposé par les siens.

 

4. Le souvenir encore frais de l’époque glorieuse qu’avait connue l’Empire khmer. Dans l’espoir que pareille époque allait se renouveler, le peuple cambodgien acceptait la vie présente si dure qu’elle fût.

 

5. L’impossibilité matérielle de se révolter. La monarchie absolue, pour subsister, s’appuyait sur une armée puissante, prête à écraser toute tentative de rébellion.

          

Pour conclure, M. Phung Ton note que la situation du Cambodge n’était pas un cas isolé : Comme dans les autres régimes orientaux de l’époque, les concussions, la corruption, l’arbitraire et la tyrannie régnaient chez les fonctionnaires de l’Etat. Le témoignage suivant de Monseigneur Miche en fait foi : « Mandarins et gouverneurs de provinces constituent une caste de privilégiés vivant sur le pays et tirant leurs ressources de la masse des administrés ». La manque d’autorité du pouvoir central, la tyrannie qu’exercent les mandarins locaux pratiquement indépendants ».

 

Nous ne partageons pas entièrement les analyses du Professeur Phung Ton sur les causes de malheur du peuple khmer. Pour les résumer, il y en avait cinq points : - Philosophie bouddhiste, Confiance en monarchie, Menace externe, Espoir passif du peuple khmer de voir renaître la gloire d’Angkor et Impossibilité matérielle de se révolter -. Nous ne reprochons rien à l’homme, un intellectuel de renom, un homme intègre qui se consacrait toute sa vie à défendre les intérêts du pays et à la classe déshéritée.  Nos controverses avec le Professeur Phung Ton est tout simplement une question idéologique et rien d’autres. En politique, les idées de Phung Ton de l’époque font partie de la famille de la « Gauche khmère ». Dans ce cas précise de la « Gauche des Progressifs ». Nous avons entendu ces mêmes propos dans le cercle de pensée du Professeur Keng Vannsak. Nous n’exagérons pas non plus que l’extrême-gauche, c’est-à-dire les Communistes khmers, partagent ces arguments, mais le fond du tableau serait identique : « les conflits de classes existantes dans une société prérévolutionnaire ».   

 

Nous pensons que dans ces arguments qu’il y eût un refus de considérer les élections du 1er septembre 1946 comme une victoire du peuple khmère dans laquelle la passivité de ce peuple semblait prouver le contraire. Quand un peuple qui ne connaissait pas auparavant la vie politique démocratique fût capable de donner une majorité nette et claire dans un régime parlementaire, ce ne fut pas un fruit de hasard. L’autorité française au Cambodge de l’époque fut surprise par les choix sans équivoque du peuple khmer. Les conditions pré-requises soulevées semblaient non fondées. Phung Ton lui-même admettait qu’il y ait une évolution de démocratie, depuis 1946, sans trop de heurts, malgré le Coup d’Etat du Roi Norodom Sihanouk en juin 1952 et la dissolution de l’Assemblée nationale ordonné par lui en janvier 1953 suivie de l’arrestation de plusieurs députés appartenant au Parti démocrate. La thèse de « conditions prérequises » réapparaissait après l’avènement du Sangkum Reastr Niyum en 1955 dans des propos de certains professeurs français qui ont enseigné dans les Universités cambodgiennes. Nous examinons ces conditions pour comprendre de quoi s’agirent-elles ? Pour justifier ces « conditions prérequises » M. Phung Ton présentait un tableau dans lequel il y a une représentation de la société khmère en trois classes : L’aristocratie, la bourgeoisie nationale et la masse populaire. Cette représentation est un classique du Marxisme. Les deux premières classes sont des classes exploitantes. La dernière est celle des « Exploités ». Comment l’auteur écrivait-il sur les « Exploités » ?

 

« La masse populaire, englobant les paysans, les ouvriers, les employés et les travailleurs en général, auxquels s’ajoutent les petits fonctionnaires et les bonzes, moines bouddhiques vivant aux dépens de la population… Elle se livre à elle-même et elle est reléguée au bas degré de l’échelle sociale. C’est la classe la plus déshérité de la nation…Les métiers les plus dégradants sont assurés par elle : qu’on son aux tireurs de pousse-pousse, et, aujourd’hui aux conducteurs de cyclo-pousse, et l’on s’étonne de voir des êtres humains, physiquement constitués comme les autres, réduits pour vivre, à remplir un rôle si humiliant… Il est certain que la masse, dans l’ensemble ignorante et analphabète ne peut tirer aucun profit des libertés d’opinions, de presse, de réunion ou d’association reconnues par la Constitution de 1947. Comment ferait-elle jouir de la liberté de presse du moment qu’elle ne sait ni lire ni écrire ? Même à supposer qu’elle le sache, comment ferait-elle pour avoir à sa disposition une entreprise de presse dont l’installation nécessiterait des frais énormes. Cette liberté ne serait-elle pas le monopole des capitalistes et de la classe au pouvoir comme c’était le cas des « démocrates » ? Dire à un illettré qu’il est libre d’écrire, cela n’a aucun sens… A quoi servirait la liberté de penser et de s’exprimer aux gens qui ne savent ni lire ni écrire ? La proclamation d’une telle liberté n’a aucun sens à l’égard des masses incultes et ignorantes. En effet, la Constitution de 1947 est l’œuvre de la bourgeoisie nationale qui, désireuse d’accéder au pouvoir, avait profité des circonstances favorables au lendemain de la seconde guerre mondiale pour rédiger une « charte » en sa faveur. Le régime nouveau de la monarchie parlementaire ne fait donc que consacrer et défendre les avantages et les privilèges acquis par la classe privilégiée… La Constitution de 1947 a gardé un silence complet (sur le droit à l’instruction gratuite pour l’enfant et l’adulte). Pourtant l’instruction constitue l’un des problèmes les plus importants faisant l’objet des préoccupations constantes de la part des dirigeants qui se veulent démocratiques. Le Cambodge, soumis pendant trois quarts de siècle au régime colonial, a été maintenu dans l’obscurantisme. A part une mince couche de privilégiés qui ont eu les moyens d’acquérir une certaine instruction, le reste de la population est analphabète. L’absence, dans la Constitution cambodgienne de 1947, de toute disposition relative à l’instruction s’explique si l’on se souvient que les bourgeois au pouvoir se sont préoccupés avant tout de donner satisfaction à leurs intérêts de classe. L’instruction constitue certes un besoin pour les masses incultes ; mais à l’égard des privilégiés elle ne pose aucun problème : ceux-ci, de part leur situation sociale, trouvent toujours des moyens pour envoyer leurs enfants à l’école. L’égoïsme et la position avantageuse de la bourgeoisie dans le domaine culturel et éducatif, la mettant à l’abri de l’analphabétisme, expliquent en grande partie le silence de la Constitution de 1947 sur le problème de l’enseignement ».

 

Selon Phung Ton, il est clair que la masse populaire khmère ne pouvait pas comprendre le système démocratique à l’occident transplanté au Cambodge par un poignet de l’élite. Ceux-ci ne font que recopier mot par mot une grande partie de la Constitution française du 27 octobre 1946, duquel ne répond pas à la réalité de la société khmère. Quand la masse populaire vive dans l’obscurantisme, comment pourrait-elle faire un choix avec la connaisse de cause ses représentants dans les jeux électoraux démocratiques ?                

 

Suite dans n°2

Notes :                             

(1) Armand ROUSSEAU : Thèse pour le doctorat Sciences Politiques et Economiques, présentée et soutenue en 1904 : Le Protectorat français du Cambodge.

(2) L’ère Maiji est la période historique du Japon entre 1868 et 1912 ; initiée par la restauration de Maiji, elle est comprise entre l’ère Kaino (fin de l’époque Edo) et l’ère Taisho. Cette période symbolise la fin de la politique d’isolement volontaire appelée Sakoku et le début de politique de modernisation du Japon.

(3) Phung Ton : La crise cambodgienne, thèse pour le doctorat, présenté et soutenue le 19 mai 1954 à l’Université de Paris, faculté de Droit. Phung Ton était professeur, recteur de l’université de Phnom-Penh. En 1954. Parti en mission à l’étranger à la veille de chute de la République khmère, il avait décidé de rentrer au pays, comme beaucoup des étudiants khmers, après la victoire des Khmers Rouges. Il fut arrêté quelques temps après par l’Angkor. Il fut tué par ses geôliers de la prison S21 en 1977. Pour sa biographie, je recommande de consulter le site internet « Procès des Khmers rouges – Carnets d’un tribunal au jour le jour.     

 

(4) Traité Franco-Khmer du 8 novembre 1949.

(5) Philippe Preschez : Essai sur la démocratie du Cambodge, publié dans la revue « Fondation Nationale des Sciences Politiques », n° 4, octobre 1961.

(6) Les élections du 1er septembre 1946 se firent dans le plus grand sérieux. 60% des électeurs allèrent voter alors que l’on était de prévoir une telle affluence. Au Siam lors des premières élections 10 à 15% seulement des électeurs s’étaient dérangés. Le parti démocrate était le grand vainqueur de ces élections avec 50 sièges sur 67. Les partis libéraux obtinrent 16 sièges et les indépendants 3. 

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